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Devant la voiture arrêtée, elle entendit s'esclaffer les hommes et la discussion s'éternisant, elle se rapprocha pour s'informer.

C'était une minable carriole, tirée par une non moins piteuse haridelle. Le cocher, un vieil homme édenté, tremblait tellement d'effroi qu'il ne pouvait prononcer un mot.

Sous la bâche rapiécée, on découvrait, dans une odeur fétide, trois grosses femmes rouges et suantes et un amoncellement de bébés qui grouillaient sur la paille souillée, comme une portée de lapereaux.

– Messieurs les brigands, ne nous faites pas de mal, suppliaient les commères à genoux.

– Où allez-vous ?

– À Poitiers... On voulait passer par Parthenay parce qu'on nous a dit que par Saint-Maixent il y avait des soldats. Alors nous, pauvres femmes, nous avons eu peur de ces paillards et nous avons voulu faire un détour par une route tranquille... si nous avions su...

– D'où venez-vous ? demanda Angélique.

– De Fontenay-le-Comte.

Et, rassurée d'apercevoir une femme, la plus grosse expliqua, volubile :

– Nous sommes des nourrices de la couche de Fontenay, le bureau des Enfants Assistés et l'on nous envoie conduire tous ceux-là à Poitiers parce qu'il y en a trop pour notre établissement. Nous sommes de dignes personnes, madame... assermentées... oui, madame...

– Laissons-les passer, dit Malbrant-coup-d'épée, elles n'ont que leur lait à donner et, ma foi, si j'en crois la marmaille, elles ne doivent déjà pas en avoir trop pour tout le monde.

– Ça, vous pouvez le dire, mon bon monsieur, s'exclama la nourrice en riant bruyamment. Ils n'ont pas d'idée, ceux qui nous mettent trois seulement pour vingt mouflets. Il y en a la moitié qu'il faudra nourrir à la « miaulée »...

Elle désigna une cruche où du pain trempait dans de l'eau mélangée de vin.

– ... Sans compter ceux qui resteront en route. Y en a déjà un par là qu'est quasiment mort. Faudra nous arrêter au prochain village pour le donner au curé à enterrer.

Elle leur jeta sous les yeux une sorte de lapereau écorché, inerte, entortillé dans un chiffon rouge.

– Si c'est pas de la misère ! Voyez-moi ça, mes bons messieurs.

Ils firent des moues dégoûtées.

– C'est bon ! Vous pouvez vous en aller. Mais sachez vous taire quand vous serez redescendues en plaine. Ne parlez pas de ce que vous avez vu dans la montagne.

Elles se confondirent en promesses geignardes.

– Fouette cocher, cria Malbrant en envoyant une tape sur le dos osseux du triste cheval.

– Non, attendez.

Le sang s'était retiré du visage d'Angélique : depuis l'instant où la femme avait dit : Nous venons de Fontenay-le-Comte, elle avait su pourquoi, cette nuit-là, saint Honoré lui était apparu.

Mais elle était comme paralysée, ses mouvements avaient la lenteur des mauvais rêves.

Cependant, elle se pencha et ramassa l'enfant que la nourrice avait jeté vers elle, enveloppé dans son haillon rouge.

– Allez, maintenant.

– Qu'est-ce que vous voulez faire de ça, ma belle ? Puisque je vous dis que c'est quasi mort.

– Allez, répéta-t-elle, avec un regard si dur que les bonnes femmes se reculèrent et se tinrent coites.

Très raide, Angélique s'éloigna. Près de la fontaine, ses jambes la trahirent et elle dut s'asseoir sur le rebord de pierre.

Une main se posa sur son épaule. Deux prunelles sombres, pleines d'une ardente gravité, cherchaient les siennes. L'abbé de Lesdiguière l'avait suivie. Il se penchait vers elle, il la soutenait, l'enveloppait de son ardente compassion. Il essayait de lire dans ses yeux.

– C'est votre enfant, n'est-ce pas ?

Elle fit un signe imperceptible, révulsé, mais affirmatif.

– En êtes-vous sûre ?

– Je l'ai reconnue à ce signe qu'elle avait sur l'épaule... et à ce chiffon rouge qui l'enveloppait.

– Avant de... l'abandonner, l'aviez-vous baptisée ?

– Non.

– L'ont-ils fait à l'hospice ?... Il y a tant de négligences et de cœurs impies de nos jours. Madame, il faut la baptiser.

– Elle est déjà morte...

– Pas encore. Comment voulez-vous la nommer ?

– Que m'importe.

Il regarda autour de lui.

– Saint Honoré vous l'a rendue. Nous l'appellerons Honorine.

Il plongea sa main dans la fontaine pour y recueillir de l'eau qu'il fit couler sur le front de l'enfant tout en murmurant les paroles et les prières rituelles. Et parce que ces mots s'adressaient à la misérable créature qu'elle avait engendrée dans l'infamie, ils la frappaient avec une violence éblouissante et elle demeurait pétrifiée.

– Sois une lumière, Honorine, dans ce monde de ténèbres où tu es appelée à vivre... que tes yeux s'ouvrent à tout ce qui est beau, tout ce qui est bien...

– Non, non, cria-t-elle, je ne suis pas sa mère. On ne peut pas me demander cela…

Elle regardait désespérément l'abbé de Lesdiguière penché vers elle. Elle lisait sa condamnation dans ce regard pur.

– Ne méprisez pas la vie que le Créateur a donnée.

– Ne me demandez pas cela.

– Vous seule pouvez la sauver. Vous êtes sa mère.

– Non, pas cela.

Elle voyait sa propre douleur se refléter dans les yeux bruns qui l'adjuraient.

– Ah ! Dieu ! s'écria-t-il. Dieu, pourquoi as-tu créé le monde ?

Il courut se jeter sur le seuil de la chapelle et elle l'entendit prier à voix haute, le front contre la porte.

Dans les bras d'Angélique l'enfant avait eu un imperceptible mouvement. Alors elle l'attira contre son sein.

Chapitre 7

Les chevaux s'ébrouaient sous les arbres, à la sortie du défilé. Les feuilles mortes craquaient sous leurs sabots. Ils repoussaient la marée légère et dorée qui comblait comme une écume le ravin. Un ciel pervenche s'apercevait entre les branches dépouillées. Les dernières feuilles tombaient, avec de lents mouvements évanescents.

Angélique cueillit sur sa mante une étoile orangée qui venait de l'effleurer et contempla, rêveuse, le petit chef-d'œuvre de la nature aux élégantes nervures. Encore un nouvel automne. Un nouvel hiver qui s'annonçait. La tiédeur du soleil ne trompait point. Les bises aigres se devinaient dans les lointains embrumés dont les ors et les safrans pâlissaient, laissant leurs places aux mauves et aux gris de novembre.

Elle reporta son attention sur l'abbé de Lesdiguière qui chevauchait à ses côtés et eut un mouvement d'épaules.

– A-t-on jamais vu chose plus ridicule, l'abbé ? Un chef de guerre transformé en nourrice, et l'aumônier des troupes assumant le rôle de berceuse...

Le jeune homme éclata de rire et lui jeta un chaud regard :

– Qu'importe ! Vous n'en avez pas moins mené vos troupes à la victoire, madame. Si bien qu'on pourrait croire que l'enfant fut notre porte-bonheur.

Il contempla avec fierté Honorine, endormie au creux de son bras, à l'abri de son manteau noir d'ecclésiastique. C’avait été là tout le berceau d'Honorine. L'arçon d'un cheval et des bras d'hommes qui se la repassaient jusqu'à l'étape où sa mère s'écartait pour la nourrir. En lui donnant son lait, Angélique lui avait rendu la vie. Sa conscience était apaisée. Le sacrifice n'en demeurait pas moins cruel et l'humiliation chaque fois aussi amère.

Elle laissait donc aux gens de sa suite le soin de porter cet encombrant petit animal dont le sort n'avait pas voulu la débarrasser. Du cheval de l'abbé de Lesdiguière à celui de Malbrant-coup-d'épée, en passant par les montures de Flipot ou du vieil Antoine, Honorine essayait de tous les trots et de tous les galops. Il n'était pas jusqu'au brave et gras baron du Croissec qui ne lui offrît, parfois, le confort de son ample giron. Mais, par contre, où qu’elle se trouvât, dès la nuit tombée, elle se mettait à pleurer et ne se calmait qu'entre les bras d'Angélique. Force était alors, pour celle-ci, de la garder près d'elle.