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L'officier se ressaisit le premier :

– Ils sont là cria-t-il. Nous sommes tombés sur leur repaire, les brigands ! Holà, mes enfants, sus aux loups !

Les soldats mirent pied à terre et s'élancèrent à leur tour à l'assaut de la montagne.

Angélique et ses compagnons haletants surveillaient leur approche.

– Ils montent...

– Attendez un instant... Allons plus haut...

Lorsque les soldats eurent atteint l'endroit le plus abrupt, presque à pic, elle cria...

– Les cailloux ! Les rochers !...

Un grondement sourd emplit le défilé ténébreux. Projetés par les paysans, d'énormes pierres, des quartiers de rocs déboulaient. Ils fauchèrent, au passage les soldats, cramponnés, en posture instable. Frappés en plein front, à la poitrine, ils lâchaient prise, glissaient, dégringolaient pêle-mêle.

De l'épaule, les paysans arrachaient à leur alvéole d'argile les rondes boules de granit suspendues depuis des siècles au-dessus du précipice. Elles s'ébranlaient lourdement, puis roulaient de plus en plus vite, faisant sonner les troncs d'arbres auxquels elles se heurtaient, rebondissant, et allant écraser comme des punaises les soldats rassemblés au pied de la falaise.

L'officier fit sonner le rassemblement et les cavaliers, prudemment, soutenant leurs blessés et abandonnant leurs morts, commencèrent à reculer.

Le soleil accrochait encore des lueurs pourpres sur les uniformes. Angélique, penchée entre les branches, les observait. Elle reconnut l'officier. C'était M. de Brienne, l'un de ceux qui, jadis, à Versailles lui faisaient galamment la cour. L'apercevoir ici lui fit mesurer le chemin parcouru depuis sa gloire éphémère à Versailles et quel fossé, plus profond encore que cette vallée, la séparait à jamais de ce monde.

Penchée, elle cria d'une voix moqueuse, qui résonna longuement.

– Je vous salue, monsieur de Brienne. Allez donc porter à Sa Majesté le bon souvenir de Bagatelle !...

Lorsqu'on rapporta le propos au Roi, il pâlit. Il alla s'enfermer dans son cabinet de travail et y demeura plusieurs heures, seul et le visage dans ses mains.

Puis il fit venir le ministre de la Guerre, et lui recommanda de tout mettre en œuvre pour réduire la rébellion du Poitou avant le printemps suivant.

Chapitre 9

Parmi les régiments que le roi envoya en Poitou, en 1673, il y avait le 1er régiment d'Auvergne, commandé par M. de Riom et cinq des plus glorieuses compagnies des Ardennes. Le Roi avait assez entendu parler de la terreur superstitieuse des soldats devant les embûches de la forêt poitevine. Ceux qu'il envoyait aujourd'hui, fils de l'Auvergne et des Ardennes, il les avait donc choisis parmi des hommes des bois, habitués depuis l'enfance à l'ombre et aux malédictions des arbres, aux sangliers, aux loups, aux rochers, habitués à lire les pistes invisibles, tous fils de sabotiers, de bûcherons, ou de charbonniers. Ils n'étaient plus vêtus de rouge comme les dragons, mais de noir et leurs uniformes rappelaient les sinistres Espagnols, avec leurs casques d'acier, à haut cimier tranchant, leurs bottes étroites jusqu'au sommet des cuisses. Ils amèneraient avec eux des chiens de chasse, des dogues musclés et féroces.

Le halètement de leurs hauts tambours s'éleva longtemps à travers la campagne déserte et terrifiée.

La terreur, avec eux, pénétrait au Poitou.

Trois mille fantassins, mille cinq cents cavaliers, deux mille servants de chevaux, d'intendance et d'artillerie. Des canons, pour les villes...

Le Roi avait dit : avant le printemps.

L'hiver n'arrêterait pas la guerre.

Au printemps, il ne restait plus qu'un dernier bastion insoumis. Celui d'où était partie la révolte, région circonscrite entre La Châtaigneraie et les marais et où s'étaient rassemblés les derniers conjurés.

Printemps cruel ! Les froids se prolongeaient et à la fin de mars encore, la terre gelée refusait toute clémence.

Par la fenêtre étroite de la métairie, Angélique guettait le retour de Flipot. Il entra, maigre, efflanqué, comme un loup vagabond. Faim, froid, existence de bête traquée, rien n'avait raison de sa bonne humeur.

– J'ai réussi à les joindre, fit-il. On vous croyait morte ou capturée. Je leur ai dit comment vous aviez pu vous échapper en pleine nuit du château de Fougeroux. Quand on pense qu'ils sont venus vous chercher jusque-là. Pour sûr nous avons été trahis, vendus. Des traîtres, il y en a partout maintenant !

Il jeta un regard en coin sur la paysanne et son vieux père assis devant l'âtre, passa sa manche sous son nez rougi et continua en baissant la voix.

– J'ai vu l'abbé, Malbrant-coup-d'épée, M. le baron, Martin Genêt. Ils sont tous d'accord. Il faut quitter le pays. Maintenant, c'est la chasse à l'homme qu'ils disent ou plutôt à la femme. Vous, madame la Marquise. Votre tête a été mise à prix. Pour cinq cents livres, ils sont bien sûrs de trouver quelqu'un qui vous vendra. Les gens ont si peur et si faim. Alors voilà ce qui a été décidé. Ce soir, nous nous rendons à la Lanterne de la Colombe et, de là, quand nous serons tous réunis, nous gagnerons les marais, par la forêt, puis la côte. Ponce-le-Palud, qui n'a pas encore réussi à se faire prendre, nous donnera assistance pour nous cacher... ou nous embarquer.

– Nous embarquer, répéta Angélique.

Le mot consommait sa défaite. Au cours de cet hiver épouvantable, elle avait peu à peu perdu le sens de la lutte qu'elle menait. Sauver leurs vies, pourchassés de place en place, se retrouver vivants chaque soir était devenu leur seul but épuisant. Aucune autre issue que la fuite.

– Je n'ai pas donné le rendez-vous ici, chuchota Flipot, parce que ces gens-là ne m'inspirent pas confiance. Ils savent qui vous êtes et, comme partout, ils vous rendent responsable de leurs malheurs.

Les paysans marmonnaient en jetant des regards sombres dans leur direction. Angélique en était arrivée à ne plus oser s'approcher du maigre feu, avec sa fille, tant elle sentait peser sur elle la rancune des malheureux.

Le mari de la paysanne était mort en se battant contre le Roi. Les soldats leur avaient tout pris au passage, pain, bétail, grains, et avaient emmené avec eux la fille aînée. On ignorait ce qu'elle était devenue.

Dans le fond de la pièce, où se trouvait le grand lit vendéen, quatre petites frimousses blêmes émergeaient des couvertures déchirées. On gardait les enfants au lit toute la journée pour qu'ils aient plus chaud et moins faim.

Quelques instants plus tard, le vieux père, après avoir échangé des signes d'intelligence avec sa bru, se leva, se vêtit de sa houppelande et prit sa hache en disant qu'il allait couper du bois dans le boqueteau.

– Des fois qu'il irait prévenir les soldats, murmura Flipot, on ferait peut-être mieux de calter tout de suite.

Angélique partagea cet avis. La paysanne, inexplicablement, cherchait à la retenir. Angélique brusqua son départ. Elle prit d'office un quignon de pain et du fromage pour Honorine. La femme la couvrit d'invectives.

– Allez ! allez ! Partez bien loin. Vous m'avez assez brouillée avec les fadets, vous et l'enfant maudite. Je ne les entends plus grignoter dans le mur depuis que vous êtes chez nous. Si les fadets nous abandonnent, qu'allons-nous devenir ?

La disparition de ses génies familiers lui paraissait plus dramatique que toutes les épreuves qui l'avaient accablée auparavant.

Angélique prit la route sur une mule efflanquée qui n'avait guère plus la force que d'aller au petit pas. Flipot la guidait par la bride. Ils traversèrent des villages incendiés, avec de tristes pendus aux branches de l'ormeau, sur la place.

Le soir tombait quand ils parvinrent à la Lanterne de la Colombe. Elle était allumée. Les lanternes des morts, ce sont les phares du Bocage. Longs cierges de pierre sur des socles à degrés, elles sont dressées aux carrefours pour guider les voyageurs nocturnes qu'égare l'obscurité opaque des chemins creux. Elles sont là aussi pour rassembler les âmes errantes et les empêcher d'aller tourmenter les vivants endormis. Malgré le manque d'huile ou de graisse, vers la fin de cet hiver, des mains pieuses essayaient de les maintenir. Le sabotier voisin de la Lanterne de la Colombe descendait, chaque soir, donner un coup de briquet à la mèche de chanvre, abritée par un clocheton ouvragé.