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Angélique descendit de sa mule et s'assit sur les marches de pierre moussue.

– Il n'y a personne, dit-elle. Nous risquons de geler si nous devons attendre ici avec la petite plusieurs heures. Flipot, reprends la mule et va au-devant des autres. Dis-leur de se hâter ou bien de trouver une grange pour y passer la nuit.

Flipot s'éloigna et les claquements las des sabots de la mule sur le sol durci résonnèrent longtemps dans l'air cristallin. Les arbres raidis de gel craquaient avec un bruit furtif de verre brisé. Le froid, de plus en plus vif, avait quelque chose d'aigre, d'incisif, qui transperçait. Angélique, immobile, se sentait transie jusqu'aux moelles. Son haleine condensait devant elle une buée froide. La joue d'Honorine, blottie sous sa mante, n'avait plus de tiédeur. La lueur confuse de la lanterne lui révélait le regard de l'enfant, ses yeux noirs et attentifs comme ceux d'un écureuil, qui guettaient la nuit alentour. Les bras d'Angélique ne pouvaient suffire à la réchauffer. Ses petites mains, qui tenaient serrés le morceau de fromage et le morceau de pain, étaient rouges de froid. Angélique se souvint des paroles de la paysanne.

– « L'enfant maudite » ?... C'est donc ainsi qu'ils la nomment !

Ses lèvres tremblaient de colère.

– De quoi se mêlent-ils, ces croquants ? C'est à moi seule de savoir si tu es maudite ou non...

Une fois encore, de ses doigts engourdis, elle rectifia les pans du châle autour de l'enfant.

Elle tendait l'oreille, espérant sans cesse surprendre des galops lointains. Mais ce furent des frôlements et des craquements de brindilles qui attirèrent son attention.

– Qui vient là ? dit-elle à voix haute.

Elle essayait de distinguer ce qui remuait dans le sous-bois. Soudain, un long hurlement trembla, et elle se mit debout, le cœur figé. Les loups !... Elle aurait dû se douter qu'ils viendraient !...

L'audace des fauves affamés, que l'hiver prolongé faisait sortir du bois, les avait mis plusieurs fois en mauvaise posture au cours de ces derniers mois, elle et les siens. Des bandes n'avaient pas hésité à poursuivre même des troupes à cheval. Ils rôdaient près des feux de bivouac et il fallait leur lancer des brandons enflammés.

Ici, la lumière de la lanterne des morts ne suffirait pas à les écarter. Angélique avait à sa ceinture un pistolet. Elle pourrait les effrayer, mais pas pour longtemps.

Elle pensa à la masure du sabotier, un peu plus haut. Il lui fallait s'y rendre alors que les loups n'étaient pas encore trop proches et qu'il restait encore une vague lueur venue du ciel d'un bleu étonnamment clarifié par le gel. Elle se mit en marche, consciente d'être suivie et des bonds étouffés des loups dans les halliers.

Maintenant, quand elle se retournait, elle pouvait voir luire leurs prunelles phosphorescentes. Sans ralentir ses pas, elle se baissa, ramassa des cailloux et les lança dans leur direction, comme à des chiens hargneux. Avant tout, il lui fallait éviter de trébucher et de tomber. Elle poussa un soupir de soulagement en devinant, à sa fenêtre rouge, la chaumière, tassée sous les arbres. Elle dut ébranler fortement la porte avant que le sourd-muet se décide à entrouvrir l'huis. Par signes, Angélique lui expliqua qu'elle était suivie par les loups et qu'il lui fallait se barricader solidement. Pour rassurer le pauvre hère et son fils infirme, qui tous deux la regardaient avec effroi, elle mit sur la table une pièce d'or, tout ce qui lui restait de ce que le baron du Croissec lui avait dernièrement avancé. En ces temps de disette un jambon eût mieux fait leur affaire. Cependant les mains du sabotier, noircies par la sève du bois frais, prirent la pièce et la retournèrent longuement avant de la glisser dans sa ceinture.

Angélique vint s'asseoir devant l'âtre. Au moins ici, il faisait chaud. Le garçon sourd-muet jeta sur les braises une poignée de copeaux et Angélique présenta à la flamme les petits pieds d'Honorine en les frottant doucement pour y ramener la circulation. L'enfant réchauffée reprit des couleurs et se mit à manger son fromage, tandis que de son habituel regard sagace elle examinait son nouveau décor.

Les sabots pendus en grappes aux solives l'intéressaient particulièrement. Angélique demeurait sur le qui-vive, espérant entendre les coups de mousquets de ses compagnons qui, parvenus au lieu du rendez-vous, comprendraient qu'elle avait dû fuir à cause des loups. Alors elle sortirait sur le seuil de la chaumière et tirerait un coup de pistolet. Mais elle n'entendait rien. De guerre lasse, elle finit par s'étendre avec Honorine sur le bat-flanc que le sabotier lui désignait. La couche de copeaux était confortable. Elle refusa la couverture douteuse mais accepta la grossière peau de mouton.

Elle se sentait étrangement calme, et même elle put dormir, sans rêves, quelques heures. Il y avait beau temps qu'elle avait cessé de s'appesantir sur .son passé, sur ce qui aurait pu être ou ne pas être, et sur les péripéties dramatiques qu'elle avait réussi à accumuler en une existence relativement courte. Les ennuis et les drames, elle les avait bien cherchés ! Elle avait voulu vivre à revers des lois et de tout ce qu'on lui avait enseigné. Son premier mari n'avait-il pas payé chèrement le même crime ? Loin d'en tirer leçon, elle avait continué à se dresser contre les forces établies. Elle ne s'étonnait plus d'être victime comme elle l'avait fait si longtemps. La lutte pour vivre lui était devenue une seconde nature et, du monde privilégié, domestiqué, elle était passée dans celui des bêtes sauvages qui doivent, chaque jour, gagner leur existence et parer mille dangers.

Vers la mi-nuit, elle se réveilla pour voir le sabotier guetter à l'étroite fenêtre. Elle le rejoignit et aperçut dans la clairière les loups qui rôdaient. Le plus gros s'assit sur son arrière-train et hurla à plusieurs reprises. La chèvre, dans l'étable, tirait sur sa longe et bêlait.

Angélique se recoucha près d'Honorine. D'un doigt léger, elle rangea les boucles rousses qui tombaient sur le front du bébé et surveilla la paix de son visage endormi. Le lugubre présage du loup hurlant confirmait les pressentiments de son cœur : « Maintenant, c'est le commencement de la fin », se dit-elle.

Au matin, il avait neigé. Une couche légère et poudreuse ouatait les alentours. La neige était venue à pas feutrés pour voler les premiers espoirs du printemps. Le pays condamné refusait de revivre.

Angélique chercha, en vain, dans toute la chaumière un bout de papier et une plume. Elle finit par prendre un morceau de drap et avec un charbon de bois écrivit dessus. Les explications à fournir au fils du sabotier pour lui indiquer où se trouvait la métairie des Fayet où il devait se rendre, demandèrent plus de patience.

Enfin, le jeune garçon s'éloigna dans la neige, serrant contre sa poitrine le message où Angélique essayait d'avertir l'abbé de Lesdiguière du lieu de sa retraite.

Il ne revint que le lendemain. Par signes, il lui fit comprendre qu'il avait vu quelqu'un de ses compagnons et que ceux-ci lui donnaient rendez-vous à la Pierre aux Fées, dont le sabotier fit le dessin, ma foi fort réussi, sur le bois de la table.

Pourquoi n'étaient-ils pas venus jusqu'ici ? Pourquoi l'abbé n'avait-il pas confié une missive au petit sourd-muet ?... Ne pouvant s'expliquer plus nettement avec eux, elle décida de se rendre à la clairière du dolmen. Il était fort possible qu'on l'attendît là.