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Elle partit donc, regrettant de n'être pas vêtue d'un costume d'homme car ses jupes la gênaient pour marcher dans la neige. Heureusement, c'étaient des jupes de paysanne assez courtes sur les chevilles.

Arrivée aux abords de la Combe aux Loups, devant les amas de neige amoncelée, elle hésita. Passer par le chemin de crête l'eût retardée. Elle décida de franchir le ravin mais Honorine la gênerait. Elle installa l'enfant sous un arbre dont la ramure serrée avait conservé une zone bien sèche alentour, l'attacha au tronc de l'arbre avec son écharpe et lui recommanda d'être sage. L'abbé et Flipot viendraient la chercher tout à l'heure. Honorine était habituée à être consignée de la sorte. Il lui était arrivé, souventes fois, d'attendre ainsi à l'arrière-garde, la fin d'une escarmouche ou d'une reconnaissance.

Angélique eut toutes les peines du monde à franchir la ravine. Elle tomba à plusieurs reprises, s'enfonçant dans la neige jusqu'à la taille. Comme elle atteignait le faîte, elle crut voir bouger des silhouettes humaines sur la gauche et, pensant à ses compagnons, elle était sur le point de les héler, lorsqu'un cri s'étrangla dans sa gorge.

Des soldats sortaient du bois.

Ils ne l'avaient pas aperçue et suivaient la lisière des arbres sur le flanc droit du vallon. Noirs et maigres, avec leurs casques luisants et leurs lances qui se dressaient sur le ciel gris, ils avaient l'allure cruelle et furtive des loups.

Angélique, paralysée d'effroi, attendit qu'ils eussent disparu pour se mouvoir à nouveau. D'où venaient ces soldats ? Que faisaient-ils dans ces parages reculés de la forêt ? Qui cherchaient-ils ?

D'un pas ralenti, elle se traîna vers la Pierre aux Fées. L'angoisse l'empêchait de respirer. Au seuil de la clairière, elle sut qu'elle arrivait trop tard. Des pendus se balançaient aux branches des chênes tout autour du dolmen. Le premier qu'elle reconnut était Flipot... Pauvre Flipot ! Hier encore si vif ! Elle n'avait pu l'écarter de son destin. Né pour être pendu, il était mort pendu.

Alors elle les reconnut tous, les uns après les autres : l'abbé de Lesdiguière, Malbrant-coup-d'épée, Martin Genêt, le palefrenier Alain, le baron du Croissec... Ces pendus aux visages familiers peuplaient la clairière de leur présence quasi vivante et, pour un peu, elle leur aurait parlé en leur disant : « Enfin, vous voici... mes amis... »

Elle dut s'appuyer à un arbre.

– Maudit sois-tu, Roi de France, murmura-t-elle, maudit sois-tu !...

Elle restait là, assommée, et ne pouvant en croire ses yeux. Dans quel guet-apens étaient-ils tombés ? Qui les avait vendus ? Ces soldats tout à l'heure... C'étaient eux sans doute qui avaient dirigé l'horrible exécution ?...

L'espoir fou qu'ils n'étaient pas morts encore et qu'elle pourrait ranimer l'un d'eux la fit se hisser sur la pierre pour essayer de détacher l'abbé de Lesdiguière. Elle y réussit et le corps glissa mollement sur le sol. Malgré le froid, il n'était pas encore raidi. Agenouillée près de lui, Angélique chercha les battements du cœur, un symptôme de vie. Mais la mort avait fait son œuvre. Elle le tenait contre son cœur et baisait son front pur :

– 0 mon cher ange gardien !... Mon cher enfant !... Vous voici mort... Mort pour moi... Que vais-je devenir, sans vous ?...

Elle regardait avec douleur ces yeux fixes et si beaux qui ne la voyaient plus. Doucement, elle ferma ses paupières, ferma sa bouche tuméfiée…

Un cri fragile, vibrant dans l'air glacé, la fit se redresser. Honorine !

Angélique s'arracha à l'hébétude dans laquelle elle était plongée. Il fallait secourir l'enfant...

Honorine était toujours sous son arbre. Elle ne pleurait pas, mais son petit nez était rouge comme une baie de houx. Elle agita les mains en tous sens pour marquer sa joie en apercevant sa mère.

Celle-ci la détacha et la prit dans ses bras. Elle eut à cet instant l'impression d'un regard sur elle et, se retournant, elle vit de l'autre côté de la Combe-aux-Loups un soldat qui l'observait...

Au mouvement que fit Angélique pour fuir, l'homme poussa un cri guttural.

Angélique acheva de gravir le talus et se jeta sous le couvert des arbres. Elle se mit à marcher droit devant elle, enfilant les sentiers les uns après les autres. Sa lourde jupe trempée gênait sa course mais elle allait rapidement, portée par la terreur.

Les lointains lui apportèrent l'écho d'aboiements sonores. Les soldats s'étaient-ils lancés à sa poursuite ?... avec leurs dogues ? Elle haletait, les bras engourdis par le poids de l'enfant.

Maintenant elle ne pouvait plus douter ; on la poursuivait. Les aboiements se rapprochaient et elle distinguait les appels bruyants de la soldatesque. Ils devaient tenir encore les chiens en laisse. Les empreintes de la femme restaient visibles dans la neige humide. Elle avait beau obliquer à droite, à gauche, avec des ruses d'animal aux abois, ils la retrouvaient sans peine et se rapprochaient inexorablement.

L'obscurité tomba. Le ciel paraissait s'abaisser avec la nuit. Angélique ressentit sur ses joues l'effleurement léger des premiers flocons qui se mettaient à papillonner. Puis ils se firent plus pressés et plus épais et, bientôt, elle n'avança plus qu'à travers une draperie mouvante et opaque qui la suffoquait. Mais la neige, au moins effaçait ses traces...

En effet, la poursuite parut se ralentir. Elle ne distinguait plus les aboiements des chiens. Plus aucun bruit. Elle avançait au sein d'un silence de tombe, peuplé seulement par le mouvement pressé de la neige. Son visage ruisselant était comme paralysé par le froid. À plusieurs reprises elle se heurta durement aux arbres.

Enfin elle s'arrêta. La nuit était totale. Elle ignorait où elle se trouvait. La neige la recouvrait doucement. Elle eut la tentation de s'asseoir là, ne serait-ce qu'un seul instant. Mais elle ne se relèverait pas.

L'enfant bougea légèrement contre elle.

– Ne crains rien, dit Angélique à mi-voix... ses lèvres avaient de la peine à remuer... ne crains rien, je connais la forêt, tu sais...

De nouveau, le jappement des chiens ! Ils n'abandonnaient pas. Angélique repartit. Elle trébucha et se rattrapa de justesse. Le sol lui avait manqué. Elle devait se trouver sur le bord d'une falaise ou d'une pente rapide. Elle sentait le vide à l'on ne sait quelle ampleur nouvelle de la nuit, dégagée de l'étouffement des arbres.

Comme elle demeurait immobile, les sons étouffés d'une cloche lui parvinrent. Ses tintements scandés lui parlaient d'asile.

Éperdue d'espoir, elle commença à descendre la pente avec précaution, et bientôt elle devinait, au-dessus d'elle, les hautes murailles de l'abbaye de Nieul. Elle se pendit à la chaîne du portail. Déjà, sortie du cauchemar oppressant et glacé, elle se sentait mieux à l'abri du porche.

Une main fit glisser le volet d'un judas, une voix dit :

– Béni soit Dieu ! Que désirez-vous ?

– Je me suis égarée avec mon enfant dans la forêt. Donnez-moi asile.

– Nous ne recevons pas les femmes à l'abbaye. Marchez encore cinquante pas sur votre gauche, vous trouverez une hôtellerie où l'on vous accueillera.

– Non... des soldats me poursuivent. Il me faut être à l'abri de vos murs.

– Allez à l'hôtellerie, répéta la voix.

On allait refermer le judas. Elle cria, l'esprit affolé :

– Je suis la sœur de votre bénéficiaire, Albert de Sancé de Monteloup. Pour l'amour de Dieu, ouvrez-moi... ouvrez-moi.

Une hésitation se devina chez son interlocuteur. Puis le volet claqua. Peu après elle entendit grincer des clefs et tirer des verrous. Elle se jeta dans l'entrebâillement telle la vivante image de la tempête avec un tourbillon de neige qui s'engouffrait derrière elle.