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Deux petits moines aux cheveux blancs la regardaient d'un air perplexe.

– Fermez cette porte, supplia-t-elle, fermez-la bien et surtout ne l'ouvrez pas si les soldats viennent y frapper.

Ils obéirent et Angélique ne respira que lorsqu'elle vit la grosse barre de bois s'abaisser en travers du vantail.

– Avez-vous bien dit que vous étiez la sœur du bénéficiaire de l'abbaye, M. de Sancé ? demanda l'un des moines.

– Oui, c'est la vérité.

– Attendez là, fit-il en lui désignant une sorte de parloir où brillait un gros cierge dans une torchère de cuivre.

Il faisait à peine moins froid sous ces voûtes de pierres qu'au-dehors. Angélique claquait des dents et tremblait de tous ses membres. Elle ne sentait plus ses bras raidis autour d'Honorine frissonnante.

Enfin, elle aperçut deux autres moines venant par le cloître. L'un d'eux tenait une veilleuse à huile. Ils portaient les robes blanches des supérieurs. Ils entrèrent dans le parloir et s'arrêtèrent devant elle. Le plus jeune s'approcha encore, levant haut sa lampe pour mieux éclairer le pitoyable visage de la visiteuse.

– Oui, c'est bien elle, dit-il enfin, c'est bien elle, ma sœur Angélique de Sancé...

– Albert, murmura Angélique.

Chapitre 10

La cloche du portail s'agita violemment et le moine portier vint dire qu'une troupe d'hommes en armes demandait à être reçue à l'abbaye.

– Ne leur ouvrez pas, supplia Angélique, sinon je suis perdue. C'est moi qu'ils poursuivent.

– La Révoltée du Poitou, dit Albert à mi-voix.

Elle jeta sur eux un œil hagard. L'inhumanité lui était trop familière pour qu'elle vît dans ces moines, au regard froid, autre chose que des ennemis. Ils allaient livrer la réprouvée.

Elle glissa à genoux, les yeux levés sur le visage marmoréen du Père abbé et ses lèvres répétaient ardemment le vieux cri du Moyen Age qui, tant de siècles, avait suspendu sur le seuil des églises, la chasse cruelle des hommes.

– Asile !... Asile !...

Il eut un geste apaisant de la main et s'éloigna tel un fantôme dans sa robe blanche, jusqu'à la voûte du porche.

Peu après, il revenait. Il avait dû renvoyer les soldats à l'hôtellerie. Ceux-ci fatigués par leur poursuite dans la neige n'étaient pas en état de donner assaut à la solide abbaye qui avait résisté à bien des guerres. Ils s'étaient éloignés, sans insister, d'autant plus que le père portier leur avait crié en guise d'encouragement que l'aubergiste avait des barriques de bon vin des Charentes, rare en ces temps troublés.

Le silence régnait à nouveau à l'intérieur du monastère. Angélique était toujours à genoux, à bout d'épuisement. Ce fut Albert qui se pencha pour prendre cette petite chose grelottante, aux yeux noirs et vifs comme ceux d'un animal des bois, qu'elle serrait contre elle.

– Relevez-vous, madame.

Le Père abbé lui tendait la main. Une main maigre mais d'une vigueur peu commune. Elle se releva.

– Il y a peu de commodités à l'abbaye pour vous recevoir, madame.

Il avait une voix basse, monocorde, et comme désincarnée, une voix habituée à psalmodier.

– Je ne peux vous proposer que deux endroits à peu près confortables, les cuisines pour vous y restaurer, l'étable pour y dormir.

Il dut y avoir sur le visage marbré de froid d'Angélique une expression extasiée à l'énoncé de ces lieux modestes, car quelque chose qui ressemblait à un sourire effleura le visage austère du Supérieur.

– Allez en paix, conclut-il. Votre frère vous conduira.

Devant la vaste flambée des cuisines, sa lourde robe trempée fumant autour d'elle, Angélique frotta les petits pieds glacés d'Honorine et lui fit avaler un bol de lait chaud. Puis elle la dévêtit et l'enveloppa dans une chaude couverture. Les Frères convers, en robes noires, la servaient dans le silence exigé par la règle. On n'entendait que le claquement doux de leurs sandales et les crépitements du feu auquel ils avaient ajouté deux gros fagots. Les vêtements d'Angélique furent bientôt secs, mais elle refusa toute nourriture, tant elle était à bout de forces.

Elle tomba dans le foin et dans le sommeil, comme on s'évanouit. Ce furent les mains d'Albert de Sancé qui couchèrent la petite Honorine dans une mangeoire, berceau rustique, bien garnie de paille et de foin. Avant de s'éloigner, il ramena encore du foin autour de sa sœur endormie.

Au-dehors, la neige continuait à tomber avec douceur. Blanc manteau sur l'abbaye, sur la forêt immobile, blanc linceul sur les pendus de la Pierre aux Fées...

Chapitre 11

Dans la nuit, Angélique s'éveilla. Une cloche tintait. Les vaches, couchées dans leurs stalles, derrière la cloison, remuaient parfois en soufflant. Tout au fond, comme un pur chœur des anges, voguait la lente psalmodie d'un chant grégorien. Elle étendit la main et sursauta. Elle avait touché quelque chose qui brûlait. Il lui fallut un moment pour réaliser que c'était le front d'Honorine. À la lueur jaunâtre de la grosse lanterne, qu'elle alla décrocher près de la porte, elle se pencha sur l'enfant et la vit rouge, le souffle court et précipité.

Trois jours durant elle demeura figée au chevet de la petite. Le frère infirmier venait souvent. Il avait des cheveux blancs et des yeux du violet fané de ces fleurs qu'il ramassait dans la forêt pour en faire des tisanes.

– Si elle meurt, disait Angélique farouche, j'irai tuer de ma main les soldats qui nous ont poursuivies.

– Allons, allons, vous feriez mieux de prier Madame la Vierge qui est une mère comme vous, répondit le frère doucement.

Un matin, elle s'éveilla pour voir Honorine, assise, qui jouait gravement avec un épi de blé. Transportée de joie, elle appela le frère convers qui trayait ses vaches, quelques stalles plus loin...

– Frère Anselme ! Venez voir !... Je crois qu'elle est guérie.

Le gros frère Anselme et les deux moinillons qui l'assistaient firent cercle autour d'Honorine. Elle avait maigri, de grands cernes soulignaient ses yeux mais elle avait l'air parfaitement lucide et très à son affaire. Elle accepta le lait qu'on lui présentait et les congratulations de l'entourage avec une dignité de reine indulgente envers des pages excités.

– Ce petit Jésus ne nous quittera pas, fit frère Anselme épanoui.

Il ajouta, avec rudesse, en s'adressant à Angélique :

– ... Remerciez donc le Seigneur et louez-le, femme impie ! Depuis que vous êtes là je ne vous ai pas vue faire une seule fois le signe de croix.

Albert de Sancé vint visiter sa sœur, portant en main une mallette de cuir rouge, dorée d'arabesques au petit fer. Il était curieux qu'aux yeux d'Angélique la bure monacale convint mieux à son frère que les satins délicats qu'il portait au temps de sa courtisanerie. Elle s'avisait aujourd'hui que son pâle visage étroit semblait avoir toujours été prédestiné au dépouillement. La couronne de cheveux conservée autour du crâne rasé lui allait bien mieux que la perruque. Les plis de la robe, les amples manches soulignaient ses gestes mesurés, qui jadis agaçaient parfois.

Jadis, il donnait une impression de ruse malsaine. Cette ruse était devenue sérénité, patience. L'apparence souffreteuse de son teint trop blanc, parmi les bien nourris de la Cour, ici n'était plus transparence ascétique.

– Te souviens-tu, Angélique, lui dit-il, de ce que je te répétais souvent : un jour, j'aurai l'abbaye de Nieul. Et voici que je suis parvenu à mes fins.

Considérant cette longue silhouette frêle, marquée par les flagellations, en laquelle bien peu eussent reconnu l'ancien favori de Monsieur, frère du roi, elle songeait :

« M'est avis que c'est plutôt l'abbaye de Nieul qui t'a eu. »