Une masure se trouvait sur la gauche. C'était là qu'Angélique devait rencontrer Ponce-le-Palud, ce faux-saunier protestant qui avait été l'un des partisans de la première heure.
Mais Ponce-le-Palud avait été capturé la veille et exécuté, au double titre de faux-saunier et de rebelle au Roi.
Les derniers compagnons subsistaient, cachés dans les maigres bois du rivage, vivant de rapines. Angélique négocia avec eux la possibilité de s'embarquer pour se rendre en Bretagne. Là, elle pourrait peut-être vivre cachée assez longtemps. Le plus pressé était d'échapper aux patrouilles.
Les populations côtières restées fidèles ou revenues au Roi ne se faisaient pas faute de vendre les uns et les autres afin de rentrer en grâce par leur zèle. Les vaincus n'ont pas d'alliés. Mal à l'aise parmi ces protestants amers, qui savaient l'ampleur de son échec et de son dénuement, Angélique s'inquiétait. Elle n'avait plus qu'une hâte : s'embarquer ! La mer seule lui paraissait rassurante, la complice accueillante.
Le troisième jour, des hommes hâves et déguenillés accoururent dans les bois en criant qu'un convoi de marchands s'approchait. Il venait de Marans et transportait du blé et du vin. Il y avait des mois qu'on n'avait pas vu ça. Les autres, pourchassés aussitôt, rassemblèrent leurs armes, rapières, épées, bâtons. Ils n'avaient plus de poudre ni de balles pour leurs mousquets.
– Ne faites pas cela, je vous en supplie, les implora Angélique. Vous allez attirer sur vous l'attention de la maréchaussée. Pour peu qu'on fouille ces bois...
– Il faut bien vivre, grommela le chef.
Entre les arbres clairsemés, on entendait déjà les sonnailles des mules et le grincement des chariots. Puis des cris s'élevèrent et des cliquetis d'armes.
Angélique ne savait plus à quel saint se vouer. Il fallait pourtant empêcher ces hommes traqués de se livrer à des actes de banditisme qui attireraient vers leur retraite soldats et gabelous. Hélas ! elle les connaissait depuis trop peu de temps et n'avait guère d'influence sur eux. Elle ne parlait même pas leur patois. Elle attacha Honorine au pied d'un arbre et courut vers le lieu de la bataille. Si l'on pouvait épargner des vies humaines, s'entendre avec les marchands...
Mais ceux-ci, au lieu de s'affoler, avaient décidé dès le début de l'assaut de se défendre d'arrache-pied. Ils avaient des pistolets et s'en servaient, retranchés derrière leurs chariots. De nombreux blessés jonchaient déjà la route.
Angélique se glissa jusqu'au chef des faux-sauniers, derrière un buisson.
– Retirez-vous, l'adjura-t-elle.
– Trop tard, maintenant. Il nous faut leur marchandise et, surtout, leurs peaux pour qu'ils ne parlent pas...
Il bondit vers l'un des chariots. Un coup de pistolet l'arrêta net et il s'écroula. Après, il y eut un moment d'extrême confusion. Sentant les bandits démoralisés, les quatre marchands sortirent de leur abri pour leur courir après. Maniant le bâton avec une vigueur qu'on n'eût pas attendue de paisibles commerçants, ils brisèrent des membres et firent sauter des crânes. Angélique reçut un coup violent à la base de la nuque. Les yeux troubles elle eut encore le temps d'apercevoir celui qui venait de l'assommer. Vêtu de noir – c'étaient sans doute des protestants – assez corpulent, les yeux clairs et, ma foi, sans colère, mais résolus. Saint Honoré, le marchand, devait lui ressembler. Un second coup qu'elle reçut en travers de la tempe lui fit perdre connaissance.
Elle revint à elle sur une réminiscence lointaine et terrifiante. Florimond était entre les mains du Grand Coësre et Cantor avait été volé par les Bohémiens. Elle courait derrière eux avec La Polak sur la route boueuse de Charenton, après s'être échappée de la redoutable prison du Châtelet. Elle ouvrit les yeux.
Elle était en prison. Seule, étendue sur une paillasse pourrie.
Le choc qu'elle en éprouva était au-delà des sensations. Elle n'eut même plus la force de maudire les faux-sauniers imprudents, le sort désastreux, sa malchance. À quelques heures près, elle aurait pris la mer, car elle venait de conclure son passage pour la côte bretonne. Elle se laissa aller à une rêverie passive, ne se demandant même pas dans quelle bourgade elle avait été traînée. Les Sables ou Talmont ? Ni si on l'avait reconnue, ni quelles sanctions l'attendaient. Elle souffrait de la nuque et se sentait fatiguée, malade. Elle resta ainsi prostrée jusqu'à l'instant où une pensée fulgurante la traversa et la dressa à demi assise sur son grabat : Honorine !
Le cauchemar la saisit.
Qu'était-il advenu de l'enfant, après la désastreuse échauffourée ? Angélique l'avait laissée attachée à un arbre. Les faux-sauniers qui s'étaient échappés l'avaient-ils remarquée ? S'étaient-ils chargés d'elle ? Et si personne ne s'était avisé du bébé ?... Si la petite se trouvait encore là-bas, seule dans la forêt ?... La clairière était éloignée de la route. Pouvait-on espérer qu'on entendrait ses cris ?...
Une sueur froide inondait Angélique. Le soir descendait ; derrière la grille du soupirail, une lueur rougeâtre dénonçait le crépuscule.
Angélique frappa à la porte du caveau, mais personne ne se présenta, ni ne répondit à ses appels. Elle revint à la meurtrière et se cramponna aux barreaux. L'ouverture était à ras de terre. Une vague rumeur lui indiquait que la mer ne devait pas être loin. Elle appela encore : en vain. La nuit s'avançait, indifférente aux prisonniers murés vifs qui, jusqu'au matin, ne doivent plus rien espérer de leurs semblables.
Elle eut un moment de vide, d'absence, pendant lequel elle dut tourner en rond, en criant comme une damnée. Un bruit léger la ramena à la raison. C'était un bruit de pas, au-dehors. Angélique revint se coller au froid métal rouillé des barreaux de la fenêtre. Les pas se rapprochaient. Deux souliers apparurent à l'autre extrémité de l'ouverture.
– Pour l'amour du ciel, vous qui passez... arrêtez-vous ! Écoutez-moi, cria Angélique.
Les souliers s'immobilisèrent.
– ... Pour l'amour de Dieu, répéta-t-elle ardemment, prenez en pitié ma supplique.
Personne ne répondait, mais les souliers ne bougeaient pas.
– ... Ma gazoute est dans le bois, reprit-elle, elle est perdue si personne ne va la secourir. Elle va périr de froid et de faim. Elle va être dévorée par les renards... Passant, prenez-la en pitié.
Il fallait indiquer l'endroit. Elle ne connaissait pas les noms des lieux, dans ce pays étranger.
– ... Pas loin de la route où des brigands ont attaqué des marchands convoyant du blé...
Était-ce hier ou aujourd'hui ? Elle se le demandait, avec un brusque vertige.
– ... En s'éloignant de la route par un sentier... Il y a là une borne cavalière (elle venait de se souvenir de ce détail). Oui, en vous éloignant par ce sentier vous trouverez une clairière... Elle est là, attachée à un arbre... Ma gazoute, elle n'a pas tout à fait deux ans...
Les pieds se remirent en marche. Le passant reprenait sa promenade. Avait-il seulement prêté l'oreille aux divagations qui sortaient de ce cul-de-fosse ? « Quelque folle enchaînée, se disait-il... Il y a des femmes de toutes sortes dans les prisons !... »
Elle s'éveilla d'un sommeil nauséeux, où elle n'avait cessé d'entendre les pleurs de son enfant pour se trouver devant un geôlier et deux hommes d'armes qui lui ordonnèrent rudement de se lever et de les suivre.
On lui fit monter des escaliers de pierre en colimaçon, avant de l'introduire dans une salle voûtée, aux murs suintants et rongés de sel. Un brasero entretenait une vague chaleur. Le brasero n'était d'ailleurs point là dans le seul but d'adoucir la température d'une crypte moyenâgeuse. Angélique le comprit en découvrant la silhouette robuste d'un homme dont les bras sortaient nus d'un maillot écarlate. Penché vers le brasero, il y retournait avec soin parmi les braises une longue tige de fer.