Dans le fond de la pièce, sous une sorte de dais bleu à fleurs de lys, fort déteint, un juge en longue toge noire et perruque à rouleaux s'entretenait avec l'un des marchands, celui qui, précisément, avait assommé Angélique.
Ils parlaient paisiblement et ne prirent pas la peine d'interrompre leur dialogue quand les hommes d'armes, après avoir fait entrer Angélique, la jetèrent à genoux devant le bourreau et entreprirent de lui ôter son manteau et le haut de son corsage.
Angélique se mit à se débattre comme un diable en criant. Mais des poignes solides la maintinrent, elle entendit craquer le dos de sa robe. Une lueur rouge parut trembler devant ses yeux, s'avancer, s'avancer...
Elle hurla comme une possédée.
Une odeur de chair brûlée lui montait aux narines. Elle était si dominée par le désir d'échapper aux mains qui la maîtrisaient qu'elle ne sentait rien. Ce ne fut qu'après avoir été lâchée par eux que l'atroce meurtrissure de son épaule lui devint perceptible.
– Ben, mon gars ! grommela l'un des hommes d'armes à son compagnon, faudrait un régiment pour la maintenir, celle-là ! Tu parles d'une furie !
La brûlure irradiait sa douleur dans la tête d'Angélique, dans son bras gauche, jusqu'au bout des ongles. Elle était toujours à genoux et gémissait faiblement. Le bourreau rangeait l'instrument de torture le long manche au bout duquel on avait forgé le sceau d'une fleur de lys, désormais noirci par d'innombrables exécutions.
Le juge et le marchand continuaient à parler. Leurs paroles résonnaient assez haut sous les voûtes.
– Je ne partage pas votre pessimisme, disait le juge. Notre situation est encore fort bien assise et il n'est pas vrai que le Roi veuille la fin des protestants dans son royaume. Il apprécie au contraire l'honnêteté, la frugalité de nos coreligionnaires. Voyez, ici même, aux Sables, les catholiques sont en si petit nombre que nous sommes trois juges réformés pour un seul catholique. Et comme ce dernier est toujours à la chasse au canard, le plus souvent, c'est nous qui sommes amenés à trancher les différends catholiques.
– N'empêche qu'au Poitou !... Je vous assure que j'ai vu certaines choses qui m'ont passablement impressionné...
– Les événements du Poitou ? Simple quoique déplorable provocation, je le reconnais. Une fois de plus, nos frères se sont laissé entraîner par les ambitions de grands seigneurs excités comme les la Morinière.
Le juge descendit les degrés de son estrade, pour s'approcher d'Angélique toujours prostrée à genoux.
– Eh bien ! ma fille, retirerez-vous un enseignement de ce qui vient de vous arriver ? Courir les bois avec des brigands et des contrebandiers n'est pas le fait d'une personne de bon renom. Désormais, où que vous alliez, vous appartenez à la justice du Roi. Vous avez été marquée à la fleur de lys. Chacun saura que vous êtes passée par les mains du bourreau et que vous n'êtes pas parmi les personnes recommandables. J'espère que ceci va vous rendre encline à un peu plus de prudence et de discernement dans le commerce de vos charmes...
Elle tenait les yeux obstinément baissés. Puisqu'elle n'avait pas été reconnue, elle ne voulait pas leur donner l'occasion de l'examiner de trop près. Aucune des paroles prononcées n'était parvenue à son entendement sauf une seule : « Vous avez été marquée à la fleur de lys. »
Elle la sentait profondément enfoncée dans sa chair, la marque infamante qui faisait d'elle à jamais la réprouvée du Roi. Elle rejoignait le troupeau des femmes en marge : filles de joie, criminelles, voleuses...
Tout cela lui importait peu, sur le moment. Tout était sans importance, hors la nécessité de sortir de cette prison et de savoir ce qu'il était advenu d'Honorine.
Elle laissa le juge déverser sur elle de longues admonestations assez proches d'un sermon pastoral, pour enfin dresser l'oreille à la conclusion.
– Considérant que je vous dois indulgence puisque vous faites partie de la religion réformée, je ne vous retiendrai pas dans ces murs... Mais je dois veiller au salut de votre âme, et vous mettre en état de ne pas retomber dans vos fautes. Je ne puis mieux faire que de vous confier à des familles dont l'exemple édifiant vous ramènera dans le chemin du bien et de vos devoirs envers Dieu. Maître Gabriel Berne, ici présent, m'a dit qu'il cherchait une servante pour s'occuper de sa maison et de ses enfants. Il propose de vous prendre à son service pratiquant ainsi le pardon des offenses recommandé par le Christ. Relevez-vous, vêtez-vous et suivez-le.
Angélique ne se le fit pas dire deux fois.
Dans la ruelle où se bousculaient les pêcheurs, les vendeuses de coquillages, les travailleurs des salines, revenant de la grève, leurs immenses râteaux sur l'épaule, elle guettait l'occasion d'échapper au marchand, auquel elle devait sa libération, mais qu'elle n'avait pas du tout l'intention de suivre docilement, comme le lui avait recommandé le juge. Maître Gabriel devait deviner ses pensées car il la tenait solidement par le bras. Elle se souvenait qu'il avait la poigne vigoureuse et qu'il savait manier le bâton. Il avait à la fois un air placide et pas commode.
À l'auberge du « Beau Sel », il lui montra sa chambre.
– Nous partirons demain, au petit matin. J'habite La Rochelle, mais j'ai des clients à visiter en route. De sorte que nous ne serons chez moi que vers le soir. Je dois m'informer de votre bonne volonté à demeurer à mon service, car je me suis porté garant près du juge que vous ne chercherez pas à fuir ma maison pour reprendre votre vie de désordre.
Il attendait une réponse. Elle eût dû protester de sa bonne foi et le rassurer. Elle ne pouvait pas, sous son regard franc, honnête. Au contraire, son mauvais génie la poussant, elle protesta d'un seul élan.
– N'y comptez pas. Rien ne pourra me retenir à votre service.
– Même pas ceci.
Il lui désignait le lit, haut perché comme les lits paysans, sur un coffre à tiroirs.
Elle ne comprenait pas.
– Approchez, dit-il.
Il avait un peu l'air de se moquer d'elle.
Elle fit deux pas et s'immobilisa. Sur l'oreiller, elle venait d'apercevoir la tache ardente d'une chevelure rousse. Bordée jusqu'au menton, un pouce dans sa bouche, Honorine dormait de tout son cœur.
Angélique crut qu'elle rêvait et que cette dernière vision s'ajoutait au chapelet de folies dans lequel elle se débattait. Elle jeta sur maître Gabriel un regard incrédule. Puis ses yeux s'abaissèrent et se fixèrent sur les souliers du marchand.
– C'était vous ! souffla-t-elle.
– Oui, c'était moi. Je passais l'autre soir dans la cour de la prison où je venais voir le juge, lorsqu'une voix m'a arrêté. Une voix de femme me suppliait de sauver son enfant. J'ai pris mon cheval et, encore qu'il ne me plût guère de me retrouver sur les lieux de notre agression, je m'y suis rendu. J'ai eu la chance d'y parvenir avant la nuit. J'ai trouvé l'enfant au pied de l'arbre. Elle avait dû s'endormir après avoir beaucoup pleuré et crié. Mais elle n'avait pas eu trop froid. Je l'ai enveloppée dans mon manteau et je l'ai ramenée ici. Une servante s'est occupée, sur ma demande, de la restaurer.
Il semblait à Angélique qu'elle n'avait jamais connu plus exaltante impression de délivrance. Toute la vie désormais paraissait simple, maintenant que ce poids affreux lui était ôté du cœur. Tous les miracles étaient donc possibles puisque ce miracle avait eu lieu. Les hommes étaient bons, le monde était beau...
– Soyez béni, dit-elle d'une voix brisée. Maître Gabriel, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi et pour ma fille. Vous pouvez compter sur mon dévouement. Je suis votre servante.