Elle relut la lettre avec une fureur impuissante. Puis les protestations de son frère l'arrêtèrent. Pourquoi donc en voulait-il aujourd'hui à toute la famille, au lieu de ne la rendre responsable qu'elle seule, Angélique, de leurs ennuis, comme d'habitude ? Dans leur enfance c'était toujours la faute d'Angélique si les catastrophes arrivaient. Mais cette fois, il parlait au pluriel.
Elle réfléchit. Une phrase de M. de Marillac lui revint en mémoire : « L'indiscipline d'une famille dont plusieurs membres m'ont gravement offensé », ou quelque chose de ce genre. Elle ne se souvenait plus exactement des termes car sur le moment elle n'y avait pris garde. Seulement en rapprochant cette phrase de ce que lui disait Raymond elle commença à se demander s'il n'y avait pas là allusion à un événement qu'elle ignorait. Elle était plongée dans ces réflexions lorsqu'un valet vint lui dire que le baron de Sancé de Monteloup désirait la voir.
Chapitre 4
Le père d'Angélique, le baron de Sancé, était mort l'année passée, au cours de l'hiver qui avait précédé son départ pour Marseille. Aussi, à l'annonce d'un tel visiteur, se dressa-t-elle sur son canapé, n'en croyant pas ses oreilles. L'homme qui franchissait les marches du perron, avec son habit brun et ses gros souliers boueux, avait la même allure que son père. Elle le regarda venir à travers la galerie, reconnut ce visage taciturne et boudeur des garçons de Sancé. Un de ses frères ? Gontran ?... Non, Denis.
– C'est toi, Denis ?
– Bonjour, fit-il.
Elle l'avait laissé militaire, et assez bien placé, dans une garnison aux environs de Paris. Tout à coup elle le retrouvait en hobereau de province avec déjà la démarche lourde et la mine soucieuse du baron Armand. Il tournait un pli entre ses doigts d'un air embarrassé.
– Voici. J'ai reçu un ordre de M. de Marillac, le gouverneur de la province, qui me priait de te rendre visite. Alors je suis venu.
– Décidément on n'agit plus que par ordre dans cette famille. C'est charmant !
– Dame, la situation est plutôt difficile.
– Que se passe-t-il donc ?
– Tu le demandes, toi qui as eu toute la police du royaume à tes trousses et qu'on a ramenée sous escorte ainsi qu'une criminelle ! Tout le pays en parle !
– C'est entendu. Mais que se passe-t-il d'autre ?
Denis s'assit d'un air accablé.
– Oui, c'est vrai, tu ne sais pas et je vais te le dire puisque c'est pour cela que M. de Marillac m'a envoyé vers toi, afin que « cela t'amène à faire de saines réflexions ». Ce sont ses termes. Voilà.
– Mais quoi donc ?
– Ne t'impatiente pas. Tu sauras toujours assez tôt. C'est assez horrible. La honte accable notre famille. Ah ! Angélique, pourquoi es-tu partie ?
– On n'a tout de même pas osé s'attaquer à ma famille parce qu'il m'avait plu de partir en voyage sans demander l'autorisation du Roi ?
– Non. Ce n'est pas directement à cause de cela. Mais si tu avais été là !... L'affaire a eu lieu quelques mois après ton départ. On ne savait pas très bien pourquoi tu étais partie, mais le Roi était d'une humeur redoutable. Moi je ne prenais pas cela trop au tragique. Je me disais : « Angélique s'en est tirée de bien d'autres. Si elle a commis une sottise, elle est assez belle pour savoir la réparer. » Ce qui m'ennuyait le plus, je te l'avoue, c'est que je ne savais pas où te trouver pour t'emprunter de l'argent. Justement, je m'étais mis dans la tête d'acheter une charge vacante au régiment des gardes de Versailles. Je comptais sur toi pour m'aider de ton influence et... de ces deniers. Comme l'affaire était déjà très avancée, je suis allé trouver Albert car je savais qu'il avait fait son chemin à la Cour de Monsieur. J'ai été bien inspiré. J'ai trouvé mon Albert cousu d'or. Il m'a dit que Monsieur était fou de lui et le comblait de bienfaits : donations, charges, et même il venait de se faire octroyer les bénéfices de notre grande abbaye de Nieul. Une idée qu'il avait en tête, cet ambitieux, depuis longtemps. Avec cela il se sentait à l'abri de la pauvreté jusqu'à la fin de ses jours, le madré ! Il pouvait bien m'allonger quelques centaines de livres, à moi pauvre militaire qui n'avais ni la tête ni les talents de plaire aux hommes. Il ne s'est pas trop fait prier et j'ai pu acheter ma charge. J'ai pris mon cantonnement à Versailles. Pour nous autres officiers, c'était plus brillant qu'à Melun, plus sévère aussi. On devait être sans cesse en parade pour complaire au Roi. Mais il y avait quand même les fêtes, la Cour, le jeu. Il y avait aussi d'autres choses moins plaisantes auxquelles nous étions trop souvent mêlés à mon gré : mater l'agitation des maçons et des artisans... On faisait de grands travaux à Versailles, te souviens-tu ?
– Je me souviens.
La voix monocorde du jeune homme recréait un décor oublié : la clarté des pierres aux blocs amoncelés, crissant sous les scies géantes, l'enchevêtrement des échafaudages dressés autour des deux ailes du château qu'il fallait étendre, ce bruit de chantier bourdonnant qui ne s'arrêtait jamais et rejoignait au fond du parc les galants promeneurs : cris, chocs des marteaux, grincements des tombereaux, raclements des pelles... Une véritable armée fourmillante d'ouvriers.
– On avait eu le tort d'en recruter beaucoup de force, comme pour l'armée. On les parquait sur place. On ne les laissait pas voir leurs familles, de peur qu'ils ne reviennent pas si on les lâchait. Alors beaucoup étaient mécontents. Cela s'est aggravé lorsque à l'été le Roi a entrepris de faire creuser une pièce d'eau vers la forêt, juste en face du grand escalier qui domine l'Orangerie. La chaleur était affreuse... Les moustiques des marais se sont mis de la partie, les fièvres. Les hommes crevaient comme des mouches... On nous a requis pour les enterrer. Et puis un jour...
Denis décrivait la convulsion soudaine qui avait saisi les esclaves. Des contremaîtres jetés du haut des échafaudages. Des hordes en souquenilles, poinçon, marteau au poing, envahissant les parterres, les Suisses assassinés sauvagement. Par bonheur un régiment défilait sur la place d'Armes. Immédiatement on avait fait ranger les soldats en ordre de bataille et ils étaient montés vers le château. La réduction de l'émeute avait pris deux heures. Deux heures dans l'éclatement des mousquets, la chaleur, les cris de haine et d'agonie. Les misérables, repoussés, barricadés à nouveau dans leurs échafaudages basculaient des blocs de pierre et les précipitaient d'une hauteur de quatre étages et des soldats mouraient, écrasés comme des punaises. Mais les mousquets visaient juste. Bientôt des corps jonchèrent le sable blanc.
Aux balcons donnant sur le midi, Mme de Montes-pan et ses dames regardaient, pâmées.
Enfin, les travailleurs se rendirent. Le lendemain à l'aube, les meneurs furent conduits à la lisière des bois, juste en face du château près de la pièce d'eau commencée, pour y être pendus. C'est alors, au moment où on lui passait la corde au cou que Denis le reconnut : Gontran ! Gontran, leur frère ! Le front ensanglanté, l'œil farouche, ses pauvres vêtements déchirés, tachés de peinture, ses mains calleuses, corrodées par les acides, Gontran de Sancé de Monte-loup, leur frère l'artisan !
Le jeune officier avait hurlé : « Pas lui ! » Il s'était jeté devant l'aîné, le couvrant de son corps. On ne pouvait commettre ce sacrilège : pendre un Sancé de Monteloup !
Les hommes le croyaient devenu fou. Sur les lèvres de Gontran il y avait un bizarre sourire, moqueur et las.
On était allé chercher le colonel. Avec beaucoup de difficulté Denis, haletant, avait essayé de lui expliquer que ce rebelle, aux poings liés au dos, était de son nom et de sa race, son propre frère, né du même père et de la même mère, frère aussi de la marquise du Plessis-Bellière. Le nom célèbre joint à la ressemblance évidente des deux frères, et peut-être aussi le maintien arrogant, hautain du condamné – un maintien de noble – étaient parvenus à convaincre le colonel et à le décider à surseoir à l'exécution. Cependant on ne pouvait pas trop longtemps contrevenir aux ordres qui étaient qu’avant le coucher du soleil tous les mutins devaient avoir payé leur geste insensé. Denis avait jusqu'au soir pour obtenir la grâce du Roi.