Kohler sursauta.
— Les maçons?
Langdon acquiesça. La franc-maçonnerie compte plus de cinq millions de membres à travers le monde dont la moitié réside aux États-Unis et plus d'un million en Europe.
— Mais les maçons n'ont rien à voir avec les satanistes..., déclara Kohler soudain sceptique.
— C'est exact. Mais ils ont été victimes de leur bienveillance.
Après avoir recueilli les savants pourchassés au XVIIIe siècle, les francs-maçons sont devenus à leur insu un repaire d'Illuminati.
Ces derniers ont infiltré l'organisation, en ont gravi les échelons, ont pris le pouvoir au sein des différentes loges. Ils se sont discrètement servis de la franc-maçonnerie pour relancer leur propre réseau, sorte de société secrète à l'intérieur d'une société secrète. Après quoi les Illuminati ont utilisé le réseau planétaire des maçons pour étendre leur influence.
Langdon inspira une bouffée d'air froid avant de continuer.
— Le but ultime des Illuminati? L'anéantissement du catholicisme. Pour les adeptes de la secte, les dogmes et les superstitions de l'Église représentaient les pires ennemis du genre humain. Les progrès de la science, estimaient-ils, seraient irrémédiablement compromis si la religion continuait à promouvoir ses pieuses légendes comme des vérités absolues. Dès lors, l'humanité serait vouée à un futur obscurantiste émaillé d'absurdes guerres de religion.
— À peu près ce à quoi l'on assiste aujourd'hui. .
Langdon s'interrompit. Kohler avait raison. Les guerres de religion étaient redevenues d'actualité. Mon Dieu vaut mieux que ton Dieu. On pouvait toujours percevoir une étroite corrélation
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entre le fanatisme des croyants et le décompte des cadavres que ces guerres engendraient.
— Continuez, enjoignit Kohler.
Langdon rassembla ses pensées et poursuivit.
— La puissance des Illuminati en Europe n'a cessé de croître et ils ont poussé leur avantage dans la jeune démocratie américaine, dont les dirigeants de l'époque — George Washington, Benjamin Franklin — étaient des maçons. Des maçons, mais des hommes honnêtes et des chrétiens, tout à fait inconscients de l'emprise des Illuminati sur la franc-maçonnerie. Les Illuminati ont profité de cette infiltration à grande échelle et ils ont trouvé peu à peu, dans la banque, l'université et l'industrie de l'époque, les soutiens qui devaient leur permettre de financer leur grand dessein.
Langdon s'arrêta de nouveau.
— Rien de moins que la fondation d'un État mondial unifié, une sorte de Nouvel Ordre mondial séculier.
Kohler ne réagit pas.
— Ce Nouvel Ordre mondial, répéta Langdon, était fondé sur la raison scientifique. Ils l'ont appelée leur doctrine luciférienne.
L'Église proclamait que Lucifer était une référence au diable, mais la confrérie ne voulait entendre que le sens premier du terme: en latin Lucifer signifie « le porteur de lumière, l'illuminateur ».
Kohler soupira et sa voix se fit soudain solennelle.
— Monsieur Langdon, asseyez-vous, s'il vous plaît.
Langdon hésita avant de s'installer sur une chaise recouverte de givre.
Kohler approcha son fauteuil roulant.
— Je ne suis pas sûr de comprendre tout ce que vous venez de me dire, mais en revanche il y a une chose que je comprends: Leonardo Vetra était l'un des fleurons du CERN. C'était également un ami. J'ai besoin que vous m'aidiez à localiser les Illuminati.
Langdon ne savait pas comment répondre.
— Localiser les Illuminati? ( Il plaisante? se dit-il.) Je crains, cher monsieur, que cela ne soit tout à fait impossible.
Le front ridé de Kohler se creusa.
— Que voulez-vous dire? Vous n'avez pas l'intention...
— Monsieur Kohler. (Langdon se pencha vers son hôte, se demandant comment il allait lui faire comprendre ce qu'il était
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sur le point de dire.) Je n'ai pas fini mon histoire. En dépit des apparences, il est extrêmement improbable que cette marque soit l'œuvre d'un Illuminatus. On n'a plus de preuves de leur existence depuis un demi-siècle et la plupart des spécialistes sont d'accord pour dire que la secte n'existe plus depuis de nombreuses années.
Un silence de mort accueillit ces mots. À travers la buée de son haleine, les yeux de Kohler fixés sur Langdon brillaient d'une colère mêlée de stupéfaction.
— Comment osez-vous me dire que ce groupe n'existe pas alors que son nom a été imprimé au fer rouge sur cet homme?
Langdon s'était posé cette question toute la matinée.
L'apparition de l'ambigramme des Illuminati l'avait stupéfié. Ses collègues symbologues du monde entier allaient être sidérés.
Pourtant, l'esprit critique de l'universitaire savait que cela ne prouvait absolument rien sur la secte.
— La présence de ce symbole ne prouve rien quant à son créateur.
— Que dois-je comprendre par là?
— Tout simplement que, quand un groupe d'influence comme les Illuminati disparaît, son symbole peut parfaitement être adopté par un autre groupe. On observe souvent ce type de récupération dans l'histoire des symboles. Les nazis ont emprunté la svastika aux Hindous, les chrétiens ont pris la croix aux Égyptiens, les...
— Ce matin, l'interrompit Kohler, quand j'ai saisi le mot «
Illuminati » sur le moteur de recherche, il m'a renvoyé des milliers de références. Il y a donc, semble-t-il, des milliers de gens pour lesquels cette secte est encore active.
— Des obsédés de la conspiration, répliqua Langdon.
Cette prolifération des théories de la conspiration dans la culture populaire moderne l'exaspérait depuis toujours. Les médias raffolaient des gros titres apocalyptiques et des spécialistes autoproclamés d'histoire religieuse exploitaient le filon des peurs millénaires en racontant par exemple que les Illuminati prospéraient et qu'ils travaillaient à mettre sur pied leur Nouvel Ordre mondial. Récemment, le New York Times avait évoqué les relations d'innombrables personnages célèbres avec la
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franc-maçonnerie: sir Arthur Conan Doyle, le duc de Kent, Peter Sellers, Irving Berlin, le prince d'Edimbourg, Louis Armstrong, ainsi qu'une brochette de magnats de l'industrie et de la finance.
Kohler pointa un doigt crispé de colère sur le cadavre de Vetra.
— En l'occurrence, je serais tenté de penser que les obsédés du complot sont peut-être dans le vrai!
— Je comprends votre point de vue, reprit Langdon du ton le plus conciliant possible. Pourtant l'explication, de loin la plus plausible, serait qu'une autre organisation se soit emparée de ce symbole et qu'elle l'utilise à ses propres fins.
— Quelles fins? Que veulent-ils prouver avec ce meurtre?
Bonne question, songea Langdon. Il avait aussi quelque peine à concevoir qu'un homme ait pu décider de reprendre le flambeau des Illuminati, quatre siècles après leur extinction.
— Tout ce que je puis vous dire c'est que, même si les Illuminati étaient encore actifs aujourd'hui, et je suis persuadé du contraire, ils n'auraient jamais trempé dans le meurtre de Leonardo Vetra.
— Ah non?
— Non. Les Illuminati croyaient sans doute dans l'abolition du christianisme mais ils étendaient leur puissance par des moyens politiques et financiers, pas par des actes terroristes.
En outre, ils respectaient un code de moralité très strict s'agissant de ceux qu'ils considéraient comme leurs ennemis.