Kohler était incrédule.
— Une affaire juteuse? Encore faudrait-il trouver un acheteur pour une gouttelette d'antimatière...
— Ce n'est pas de l'échantillon que je parle mais bien de la technologie. C'est un gigantesque filon. Peut-être a-t-on dérobé l'échantillon pour l'analyser et le reproduire.
— De l'espionnage industriel? Mais la batterie de ce conteneur ne dispose que d'une durée de vie de vingt-quatre heures.. Les chercheurs qui se pencheraient sur le conteneur partiront en fumée avec lui avant d'avoir appris quoi que ce soit!
— Sauf s'ils parviennent à le recharger avant qu'il n'explose.
S'ils construisent un socle d'alimentation comme celui qui se trouve devant nous.
— En vingt-quatre heures? Vous n'y songez pas! Même s'ils ont volé les plans, il leur faudra des mois pour fabriquer et faire fonctionner un engin comme celui-ci!
— Kohler a raison, lança Vittoria d'une voix faible.
Les deux hommes se retournèrent. Vittoria s'avançait vers eux, d'une démarche aussi vacillante que ses inflexions de voix.
« Il a raison. Personne ne peut construire un système d'alimentation en si peu de temps. L'interface à elle seule leur prendrait des semaines. Les filtres de flux, les servo-coils, les alliages nécessaires à la transmission de l'énergie, tout cela ajusté au degré d'énergie spécifique de l'endroit... »
Langdon fronça les sourcils. Il avait pigé: un piège à antimatière n'était pas un objet que l'on pouvait se contenter de brancher sur une prise murale. Une fois sorti du CERN, le conteneur devenait un aller simple vers le néant, sous vingt-quatre heures.
Il ne restait donc plus qu'une conclusion. Une très douloureuse conclusion.
— Il faut appeler Interpol, déclara Vittoria. (Sa propre voix lui paraissait étrangement distante.) Il faut prévenir les autorités concernées. Tout de suite!
– 102 –
Kohler secoua la tête.
— Absolument pas.
La jeune femme resta interloquée.
— Non? Que voulez-vous dire? reprit-t-elle.
— Que vous et votre père m'avez placé dans une position très délicate, ici.
— Mais monsieur Kohler, nous avons besoin d'aide! Il faut retrouver ce conteneur et le rapporter ici avant qu'il ne fasse des dégâts. C'est notre devoir!
— Notre devoir, mademoiselle Vetra, c'est d'abord de réfléchir, répliqua sèchement Kohler. Cette situation pourrait avoir de très graves répercussions pour le CERN.
— Vous me parlez de la réputation du CERN? Mais vous imaginez la catastrophe si ce conteneur explose dans un environnement urbain? Tout serait effacé de la carte dans un rayon de un kilomètre. Tout un quartier anéanti!
— Sans doute auriez-vous dû envisager les conséquences de vos actes avant de mettre tous les deux au point cet échantillon.
Vittoria eut l'impression d'être poignardée.
— Mais nous avions pris toutes les précautions. .
— Apparemment, elles n'étaient pas suffisantes!
— Mais personne n'était au courant pour l'antimatière...
Elle comprit aussitôt l'absurdité de cet argument. De toute évidence, quelqu'un avait su. Les recherches de son père avaient été percées à jour.
Vittoria n'en avait parlé à personne. Ce qui ne laissait le choix qu'entre deux explications: soit son père avait mis quelqu'un dans la confidence sans lui en parler — ce qui était absurde parce que c'était précisément Vetra qui lui avait fait jurer le secret. Deuxième hypothèse: elle et son père avaient été surveillés. Le téléphone portable? Elle se souvint des quelques conversations avec son père pendant le voyage. En avaient-ils trop dit? Possible. Ou encore leur messagerie électronique. Pourtant ils avaient été d'une absolue discrétion, non? Le système de sécurité du CERN était peut-être en cause? Avait-on pu les placer sous surveillance sans qu'ils s'en rendent compte? Plus rien de tout cela n'a d'importance maintenant, se dit-elle. Mon père est mort.
– 103 –
Cette pensée la décida à agir. Elle sortit son téléphone mobile de la poche de son short.
Kohler manoeuvra son fauteuil roulant vers la jeune femme, pris d'une violente quinte de toux. Ses yeux lancèrent des éclairs furieux.
— Qui... appelez-vous?
— Le standard, ils peuvent nous connecter à Interpol.
— Réfléchissez! éructa Kohler en pilant devant elle. Êtes-vous naïve à ce point? À présent, ce conteneur peut se trouver n'importe où sur la planète! Pas un service de renseignements n'est capable de mobiliser assez de moyens pour le retrouver à temps,
— Alors vous suggérez de ne rien faire, c'est ça?
Vittoria éprouvait des scrupules à défier un homme à la santé si fragile mais le directeur paraissait tellement braqué qu'elle n'en tenait plus compte.
— Je suggère d'agir intelligemment, fit Kohler. De ne pas risquer de ruiner la réputation du CERN en avertissant des autorités qui seront de toute façon impuissantes devant cette situation. Pas encore, en tout cas, pas avant d'avoir bien réfléchi.
Vittoria reconnaissait une certaine logique à l'argument de Kohler, mais logique et responsabilité morale ne coïncidaient pas toujours, elle le savait aussi. Son père avait voué son existence à la responsabilité morale, une pratique scientifique rigoureuse, la fiabilité, la foi dans la bonté intrinsèque de l'être humain.
Vittoria croyait aussi dans ces notions, mais sous l'angle du karma des bouddhistes. S'écartant de Kohler, elle ouvrit d'un geste preste son téléphone portable.
— Vous ne pouvez pas téléphoner, lança Kohler.
— Essayez donc de m'en empêcher!
Kohler ne bougea pas.
Un instant plus tard, Vittoria comprit pourquoi. À une telle profondeur son portable ne captait pas. Elle se dirigea vers l'ascenseur en fulminant.
– 104 –
26
L'Assassin se trouvait maintenant à l'entrée du tunnel de pierre.
Sa torche brûlait toujours d'un vif éclat et sa fumée se mêlait aux odeurs de mousse et de renfermé. Tout était silencieux autour de lui.
La porte d'acier qui lui barrait le passage semblait aussi vieille que le tunnel lui-même. Elle paraissait très solide malgré la rouille qui la recouvrait partiellement. Confiant, il attendit dans l'obscurité.
L'heure était proche.
Janus avait promis que quelqu'un ouvrirait la porte, de l'intérieur. L'Assassin était stupéfait que Janus ait réussi à acheter un employé du Vatican. Il aurait attendu la nuit entière devant cette porte pour accomplir sa tâche, mais il sentait que cela ne serait pas nécessaire. Il travaillait pour des hommes déterminés.
Quelques minutes plus tard, exactement à l'heure dite, il entendit le tintement sonore de clés métalliques qu'on enfonçait dans la serrure, de l'autre côté de la porte. L'un après l'autre, trois énormes verrous s'ouvrirent. Ils grincèrent comme s'ils n'avaient pas servi depuis des siècles. Ouverts.
Un silence.
L'Assassin attendit patiemment, cinq minutes, exactement comme on le lui avait dit. Puis, tendu à craquer, il poussa la porte qui s'ouvrit toute grande.
– 105 –
27
— Vittoria, je ne le permettrai pas!
Kohler avait le souffle de plus en plus court à mesure que le monte-charge grimpait.
Vittoria le repoussa. Elle avait tant besoin d'un sanctuaire, un lieu familier dans cet endroit qui n'avait plus rien de familier, ni d'accueillant. Pourtant, elle allait devoir y renoncer. Il lui fallait ravaler sa douleur et agir. Trouver un téléphone.
Robert Langdon, à son côté, était toujours aussi silencieux.
Vittoria avait renoncé à comprendre qui il était exactement. Un spécialiste? Kohler n'avait pas été plus précis. M. Langdon peut nous aider à retrouver l'assassin de votre père. Langdon ne lui avait été d'aucune aide, en fait. Sa chaleur et sa gentillesse semblaient sincères, mais, de toute évidence, il cachait quelque chose.