Quelque chose qu'ils avaient mangé? Mortati en doutait. Même agonisant, les cardinaux n'auraient pas manqué un conclave.
L'occasion d'être élu au trône pontifical ne se présentait qu'une fois dans une vie, si elle se présentait. Or, selon la loi vaticane, un cardinal devait se trouver à l'intérieur de la chapelle Sixtine avant le début du scrutin, faute de quoi il devenait inéligible.
Rien n'était officiel, bien sûr, mais rares étaient ceux qui doutaient encore du nom du prochain pape. Ces quinze derniers jours les fax et les téléphones avaient tinté en permanence. Les candidats potentiels avaient été passés au crible. Comme l'exigeait la coutume, quatre noms de cardinaux avaient été retenus — ceux des candidats remplissant les conditions requises pour devenir pape: parler plusieurs langues étrangères, être irréprochable, avoir moins de quatre-vingts ans.
Comme d'habitude, l'un des cardinaux avait surclassé les autres dans les préférences du collège: le Milanais Aldo Baggia. Les états de service exceptionnels de ce parfait polyglotte, combinés à ses impressionnants talents de communicateur doué d'un fort charisme, en avaient fait le favori numéro un.
Mais où peut-il bien être? se demandait Mortati.
Le doyen du Sacré Collège était particulièrement inquiet de l'absence de ses compagnons parce qu'il avait été désigné pour superviser le conclave. Une semaine auparavant, le collège des cardinaux l'avait unanimement désigné comme Grand Électeur du
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conclave. Si le camerlingue était le responsable en titre de l'Église, il n'était qu'un prêtre et il lui manquait la familiarité nécessaire avec une procédure électorale complexe: il fallait donc désigner un cardinal pour superviser le bon déroulement de la cérémonie dans la chapelle Sixtine.
Les cardinaux disaient souvent en plaisantant qu'être désigné à ce poste était l'honneur le plus cruel de toute la chrétienté.
En effet celui à qui revenait cet honneur devenait ipso facto inéligible, et il lui fallait en outre se plonger dans l'énorme pavé Universi Dominici Gregis pour réviser les subtilités du code électoral en vigueur afin de garantir à ses pairs un scrutin rigoureusement conforme aux usages et aux lois.
Mais Mortati n'avait aucune rancœur. Il savait qu'il était le candidat tout désigné pour cette tâche. Non seulement il était le doyen du Collège, mais il avait été de surcroît le confident du défunt pape, un atout incontestable aux yeux de ses pairs. Et si Mortati avait l'âge légalement requis pour être lui-même élu, à soixante-dix-neuf ans, il avait dépassé la « limite » au-delà de laquelle le Collège peut douter que le futur pontife jouira de la santé nécessaire pour faire face à ses très lourdes obligations. Un pape travaille en général quatorze heures par jour, sept jours sur sept et, à ce régime, il meurt d'épuisement, en général, au bout de six ans et quatre mois. Accepter la papauté était donc « le chemin le plus court vers le ciel » selon le bon mot rituel que les anciens répétaient aux nouveaux venus.
Mortati aurait pu devenir pape dans sa jeunesse s'il avait fait preuve d'une plus stricte orthodoxie. Conservateur, conservateur, conservateur, telles étaient les trois qualités essentielles que l'on attendait en effet des candidats à la fonction suprême.
Mortati avait toujours trouvé plaisamment paradoxal que le défunt pape - Dieu ait son âme - se soit révélé étonnamment libéral une fois installé aux commandes du navire. Sans doute avait-il senti le monde moderne échapper peu à peu à l'emprise de l'Église, toujours est-il qu'il avait multiplié les ouvertures, assouplissant ses positions sur la science, allant même jusqu'à subventionner certaines recherches triées sur le volet.
Malheureusement, cette évolution avait été un suicide politique.
Les catholiques conservateurs avaient accusé le pape de « sénilité
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», tandis que les scientifiques le soupçonnaient ouvertement de vouloir asseoir l'influence de l'Église dans des milieux où elle n'avait pas sa place.
— Dites, où sont-ils?
Mortati pivota sur lui-même. Un cardinal lui tapotait nerveusement l'épaule.
— Vous savez où ils se trouvent, n'est-ce pas?
Mortati essaya de dissimuler son inquiétude.
— Certainement encore avec le camerlingue...
— À cette heure? Cela serait tout à fait contraire à la tradition!
Le cardinal fronça les sourcils.
— Peut-être le camerlingue a-t-il oublié de regarder sa montre?
Mortati en doutait sincèrement, mais il resta silencieux. Il était bien conscient que la plupart des cardinaux ne tenaient pas Ventresca en haute estime, jugeant en général l'homme trop jeune pour occuper une fonction si importante. Le vieux prélat soupçonnait qu'une bonne part de l'antipathie qu'il suscitait se bornait à de la simple jalousie. Il admirait cet homme encore jeune dont il avait d'ailleurs vigoureusement, mais secrètement, approuvé la nomination comme camerlingue par le pape. Mortati ne voyait en Ventresca qu'un homme de conviction: contrairement à de nombreux cardinaux, le camerlingue faisait passer l'Église et la foi avant la politique politicienne. C'était vraiment un homme de Dieu.
Du début à la fin de son mandat, le camerlingue avait fait montre d'une dévotion admirable qui était devenue légendaire.
Beaucoup l'attribuaient à un événement miraculeux survenu dans son enfance. . un événement qui aurait fait une profonde impression sur tout homme. Avoir été témoin d'un miracle et en avoir saisi le sens; Mortati aurait souhaité qu'il lui arrive semblable expérience, de celles qui engendrent ce type de foi indestructible.
Malheureusement pour l'Église, songea le vieux cardinal, le camerlingue ne deviendrait jamais pape. Pour se hisser sur le trône de saint Pierre il fallait une certaine dose d'ambition politique –
ce dont le jeune camerlingue était complètement dépourvu. Il avait refusé les différentes offres de promotion que le défunt pape lui avait faites, préférant continuer à servir l'Église comme simple prêtre.
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— Qu'allons-nous faire? insista l'importun en tapotant de nouveau l'épaule de Mortati.
Mortati le regarda sans comprendre.
— Pardon?
— Ils sont en retard! Qu'allons-nous faire?
— Que pouvons-nous faire! répartit Mortati. Attendre et garder espoir.
Tout à fait désappointé par la réponse du Grand Électeur, le cardinal trop curieux s'éloigna dans la pénombre.
Mortati resta immobile un moment, se frottant les tempes et tâchant de clarifier ses idées. C'est vrai: qu'allons-nous faire? Son regard se porta, par-delà l'autel, vers la célèbre fresque du Jugement dernier de Michel-Ange. La peinture ne fit d'ailleurs qu'attiser son anxiété. Cette gigantesque représentation du Christ séparant les vertueux des pécheurs et envoyant ceux-ci en enfer avait tout pour horrifier le spectateur. Ces chairs écorchées, ces corps en flammes, et jusqu'à ce rival de Michel-Ange représenté en enfer avec des oreilles d'âne. . Maupassant n'avait-il pas écrit « Le Jugement dernier de Michel-Ange a l'air d'une toile de foire, peinte pour une baraque de lutteurs par un charbonnier ignorant »?
Maupassant avait vu juste, Mortati était bien obligé de l'admettre.
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Langdon, immobile devant la fenêtre aux vitres pare-bal es du bureau pontifical, ne pouvait détacher ses yeux des camions garés sur la place. Toutes les chaînes de télévision attendaient. Au-delà de l'horreur, l'étrange conversation téléphonique avec le messager des Illuminati lui avait laissé un arrière-goût indéfinissable, un malaise qu'il ne s'expliquait pas.