FRANCK THILLIEZ
Angor
À tous ceux qui sauvent des vies
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Vendredi 10 août 2012
Une jeune automobiliste de 23 ans, impliquée dans un accident de voiture, a été retrouvée morte plusieurs heures après le drame, à un kilomètre à peine de son domicile familial, à la sortie de Quiévrain.
Assise à son bureau, l’adjudant Camille Thibault surligna « a été retrouvée morte » et ne prit pas la peine de lire la suite. Elle referma le journal belge La Province, édition du 28 juillet 2011, avant de passer à l’enveloppe suivante, qui contenait un numéro du quotidien suisse 24 Heures, même date. Elle se rendit directement à la rubrique des faits divers et trouva d’un coup d’œil ce qui l’intéressait.
Deux accidents de la route s’étaient produits ce jour-là, le 28 juillet, à une trentaine de kilomètres de distance. Le premier n’avait pas été mortel, le choc ayant été latéral, et l’automobiliste s’en était sorti avec un traumatisme crânien. De ce fait, Camille élimina l’article sur-le-champ.
Les vivants ne l’intéressaient pas.
La photo du second présentait une moto de forte cylindrée couchée contre la glissière de sécurité. Le titre disait : Terrible drame de la route à Meikirch. La jeune femme but une gorgée de thé vert sans sucre, histoire de faire durer le moment, et se focalisa finalement sur le texte. L’accident s’était produit vers minuit, sur une voie rapide. L’automobiliste, sous l’emprise de l’alcool, n’avait pas vu le motard et s’était déporté sur la gauche alors que le deux-roues fonçait à plus de cent cinquante kilomètres par heure. La vitesse d’un côté, l’alcool de l’autre : des circonstances qui n’avait pu conduire qu’à un bain de sang. On avait retrouvé le motard à trente-trois mètres de sa monture, une Ninja 1 000 débridée.
Camille surligna au feutre jaune fluo « décédé de multiples traumatismes et hémorragies ». Ses organes n’avaient pas pu être prélevés. Elle stoppa sa lecture et fourra, déçue, le quotidien avec les autres.
Six nouveaux journaux commandés aux quatre coins de Suisse et de Belgique… Et chou blanc. Crispée comme chaque fois qu’arrivait ce type de courrier, Camille mit à jour le listing sur son ordinateur. Plus de cent cinquante lignes indiquaient des dates aux alentours de sa greffe cardiaque — les 26, 27 ou 28 juillet 2011 — et la provenance des journaux. Après avoir épluché tous les quotidiens et hebdomadaires de France, décortiqué les faits divers les uns après les autres, elle avait élargi ses recherches aux pays frontaliers.
Sur son fichier informatique, seulement neuf lignes étaient écrites en rouge.
Neuf espoirs. Qui s’étaient soldés, après vérification, par neuf échecs.
Camille ferma le logiciel, encore une fois déçue.
Elle fixa un long moment son gobelet de thé fumant. Les interrogations revenaient jour après jour, chaque fois plus nombreuses.
Qui es-tu vraiment ? songea-t-elle. Où te caches-tu ?
Elle abandonna ses pensées avec difficulté et revint dans son petit bureau, à la cellule d’investigations criminelles — la CIC — de la gendarmerie de Villeneuve-d’Ascq. Une ville dans la ville, cette caserne, avec onze hectares de logements, de bureaux, d’équipements, où s’activaient plus de mille trois cents officiers, gradés, gendarmes et gendarmes adjoints volontaires capables d’intervenir sur cinq départements au Nord de Paris. Ça sentait la testostérone, mais Camille était à sa place au milieu de tous ces hommes. Une « femme mec » avec un physique solide, des épaules trop larges pour une poitrine timide. Sa carrure compensait les ravages secrets que son organisme subissait. L’édifice était joli, puissant, et plaisait à la gent masculine.
En plein mois d’août 2012, une bonne partie des locaux — notamment ceux de la Section de recherches où elle était régulièrement détachée — étaient aux trois quarts vides. Pas de grosse affaire en cours, des températures infernales, un ciel limpide avant les orages annoncés pour le début de la semaine suivante. Les collègues avaient déserté les terres du Nord, et ils avaient eu raison. On était vendredi, ses congés à elle arrivaient pile dans une semaine. Elle avait prévu de passer la quinzaine chez ses parents partis s’installer du côté d’Argelès, dans les Hautes-Pyrénées. Au programme, soleil, un peu de marche et de lecture. À cause de toutes ces recherches infructueuses dans les journaux, elle avait besoin de décrocher et attendait ce moment avec impatience.
Elle s’installa plus confortablement face à son ordinateur et entreprit de travailler sur la journée de formation qu’elle donnerait, d’ici un mois, aux étudiants de l’institut de criminologie et de sciences criminelles de l’université Lille 2. Il s’agissait de les recevoir dans les locaux, de mettre en place une scène de crime avec un mannequin — probablement dans la salle de sport — et de leur expliquer l’attitude qu’un technicien d’investigation devait adopter face à la découverte d’un corps. L’air de rien, cela demandait pas mal de préparation. Et parler à plus de dix personnes en même temps, ce n’était pas trop son truc.
Sans s’en rendre compte, en pleine réflexion, elle tripotait le paquet de cigarettes qu’elle avait acheté ce matin-là. Des Marlboro Light, paquet de quinze.
— Ne me dis surtout pas que tu vas te mettre à fumer à trente-deux ans, adjudant Thibault ? fit une voix masculine.
Camille glissa le paquet dans la poche de son pantalon de service bleu nuit. Devant elle se tenait un gaillard costaud dans son polo bleu ciel, la quarantaine, cheveux blonds tondus à ras. Une tête de poupon sur un corps de statue grecque. Avec Boris, ils travaillaient sur des affaires communes depuis plus de huit ans. Lui, en tant qu’officier de police judiciaire à la Section de recherches — située dans le bâtiment juste en face — et elle, en tant que technicienne d’investigations criminelles, que tous surnommaient avec affection « TIC ».
— Il se passe des choses bizarres, répliqua-t-elle. Je n’ai jamais fumé de ma vie mais j’ai eu une brusque envie d’acheter un paquet ce matin, de cette marque-là précisément, et avec ce nombre de cigarettes. Alors, je l’ai fait. C’est dingue. Et ça n’a aucun sens.
Ses yeux se perdirent dans le vague. Le lieutenant Boris Levak comprit que sa collègue avait de nouveau passé une sale nuit. La chaleur écrasante de cet été torride devait y être pour beaucoup, mais il n’y avait pas que la météo. Le visage de Camille était marqué, creusé par l’inquiétude.
— T’as l’air claquée. Encore ce fameux cauchemar ?
Ils en avaient déjà parlé autour d’un verre, un de ces soirs. Camille ne se livrait que rarement sur sa vie privée — plate et monotone comme une mer sans vague — mais elle avait éprouvé le besoin d’expulser ses tourments nocturnes.
— Pour la sixième fois, oui. Exactement le même scénario. Je ne sais pas ce que ça veut dire ni d’où ça vient. Cette femme dans mon rêve, elle s’adresse à moi. Elle veut que je lui vienne en aide.
Il suffisait à Camille de baisser les paupières pour voir avec précision une femme : vingtaine d’années, nue, recroquevillée dans un endroit sombre, peut-être une cave ou une grotte. Elle tremblait, elle avait froid, peur. Ses yeux noirs semblaient fixés sur Camille qui la regardait depuis son rêve, telle une spectatrice impuissante.
Et ses yeux appelaient au secours.
— On dirait qu’elle a été kidnappée, retenue quelque part. Elle est terrorisée. Le plus étonnant, c’est cette clarté du rêve, ces petits détails dont je me souviens. Ça ressemble à de vrais souvenirs. Quelque chose que… je ne sais pas, que j’aurais vu, ou vécu. C’est improbable.