— Alors, pourquoi est-ce que j’ai eu mal ? Pourquoi j’ai ressenti cette douleur du cœur ?
Calmette s’assit face à Camille, de l’autre côté du bureau. Depuis sa greffe, sa patiente n’avait jamais parlé du cœur comme du sien, elle ne disait jamais « mon cœur », mais « ce cœur », « du cœur », « le cœur ». Le médecin n’avait pas réussi à lui faire accepter que le myocarde qui battait désormais dans sa poitrine lui appartenait à cent pour cent.
— Dans de très rares cas, qu’on n’arrive pas encore à expliquer, les terminaisons nerveuses du greffon se reconnectent d’elles-mêmes avec le système nerveux de l’hôte, comme si le cœur étranger cherchait à conquérir son nouveau territoire. À s’intégrer complètement à son porteur, y compris jusque dans ses ramifications les plus complexes…
Camille sentit un frisson la parcourir. Elle imagina ce cœur se brancher à son organisme, se connecter à ses nerfs, comme un parasite qui chercherait à la coloniser, à la dévorer. Elle songea brusquement à ses rêves. Ce visage de femme qui l’appelait au secours, qui semblait lui parler au fond d’elle-même, là.
Depuis le cœur…
Elle secoua la tête, c’était stupide.
— Toujours en train de rechercher l’ancien propriétaire de ce cœur ? demanda Calmette.
— Vous le savez bien… Si je pouvais avoir les réponses qui sont dans le fichier Cristal, ça me faciliterait la tâche.
Cristal était le système d’information de l’agence nationale de biomédecine, qui établissait la relation entre le donneur et le receveur d’un greffon, et qui était certainement l’un des fichiers les mieux protégés : très peu de personnes y avaient accès, et encore moins de spécialistes connaissant à la fois le donneur et le receveur.
Le médecin considéra la jeune femme d’un air lourd de reproches. Il savait que certains greffés développaient des complications psychiatriques provoquées par une remise en question identitaire, surtout dans le cas des greffes cardiaques. Il ouvrit la bouche comme pour lui répéter une énième fois la même chose, et se mit finalement à pianoter sur son ordinateur.
Camille posa la main sur sa poitrine.
— Hormis cette histoire d’angor, tout va bien, donc, là-dedans ?
Le médecin désigna les clichés.
— Vos artères, vos veines sont saines, vous n’avez pas eu d’alerte de crise cardiaque comme on aurait pu le penser.
— Alors que s’est-il passé, dans ce cas ?
Le visage de Calmette se crispa. Il cliquait nerveusement sur sa souris. Il avait quelque chose de grave à dire, et il ne savait pas comment l’annoncer. La jeune femme sentit immédiatement le stress monter en elle.
— Je vous en prie, docteur. Dites-moi ce qui ne va pas.
Calmette inspira, puis tourna son écran vers son interlocutrice.
— Très bien. J’ai ici les résultats de l’IRM cardiaque que vous avez passée hier, ainsi que ceux de la biopsie de l’avant-veille. Pour être clair, votre greffon est abîmé, Camille.
Abîmé… Comme « en mauvais état », en « dysfonction », « fatigué ». Des mots qu’elle avait trop entendus, qui l’avaient laminée, abattue durant toutes ces années.
— Abîmé ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le cardiologue désigna des endroits de son écran qui affichait des cartographies du cœur.
— La paroi des cavités de votre cœur est en train de changer, l’évolution est très nette, et extrêmement rapide depuis votre dernière biopsie. Pour faire simple, les cellules normales, celles qui poussent votre cœur à pulser, sont progressivement remplacées par du tissu fibreux. Les conséquences sont des troubles du rythme, une augmentation de la rigidité myocardique, une réduction des cavités. Ce processus est malheureusement irréversible. Bientôt, votre cœur s’arrêtera de battre, comme pétrifié.
Il y eut un blanc. Le médecin avait tout lâché d’un coup. Camille sentit les larmes monter. Elle fixait les radiographies, les murs blancs, froids. Elle aurait aimé quelque chose de chaleureux pour y accrocher son regard. Une belle photo, un sourire, et non pas un décor de morgue. Sa vie, c’étaient des tranches de muscle cardiaque entre des lamelles et des clichés de poitrails sur des surfaces rétroéclairées. Elle n’en pouvait plus.
— Ce que vous me dites, c’est que… ce nouveau cœur, ce cœur qui a juste passé un an dans ma poitrine, est en train de mourir ?
— Il est rejeté par votre organisme. C’est ce qu’on appelle un rejet chronique. Votre greffon essaie de s’intégrer, mais votre propre corps n’en veut pas. Votre système immunitaire le considère comme un ennemi et fait tout pour le détruire. Il est en guerre contre lui.
Camille ne comprenait pas.
— Mais je prends mes immunodépresseurs ! Je me gave de cachets tous les jours !
Le médecin gardait un ton calme, horriblement neutre. Comme toujours.
— Les immunodépresseurs sont inefficaces lors d’un rejet chronique. Ce type de rejet est malheureusement la principale cause d’échec des transplantations cardiaques. Nous en avions parlé avant votre greffe Camille, vous étiez au courant des risques et…
— J’ai combien de temps ?
— Comme je vous l’ai dit, l’évolution est extrêmement rapide, c’est un cas très troublant. Je vais demander à…
Camille ne l’écoutait plus, elle avait envie de hurler. Hurler sa révolte, son impuissance. Cisailler à coups de lame ce corps qui se tuait lui-même. Elle le maudissait. Pourquoi n’acceptait-il pas ce fichu cœur ? Pourquoi le considérait-il comme un ennemi alors qu’il lui permettait de vivre ?
C’était comme un serpent qui chercherait à s’étouffer lui-même.
Incompréhensible.
— Combien de temps ? répéta-t-elle.
— Le tissu fibreux a sérieusement colonisé le muscle. J’ai rarement vu une évolution aussi rapide. C’est une question de semaines.
Tout s’enchaînait trop vite. Camille n’arrivait pas à réaliser : elle allait mourir, et pour de bon cette fois.
— On va trouver une solution, fit le médecin.
— Laquelle ? M’installer dans un lit d’hôpital, me brancher à des appareils en attendant que ce morceau d’un autre finisse par me lâcher comme un vieux moteur de voiture ? Je ne veux pas d’une fin dans un hôpital. Je suis là-dedans depuis que je suis née. J’en ai marre.
— Ne dites pas cela. Vous devez être hospitalisée immédiatement, et rester sous surveillance.
— Non. Je refuse l’hospitalisation, répliqua sèchement Camille.
— Réfléchissez bien. Les malaises risquent de survenir n’importe quand, on doit être là pour…
Elle secoua la tête avec conviction.
— S’il vous plaît, docteur. N’insistez pas. Je signerai un refus de soin sur mon dossier médical pour vous mettre hors de cause, l’hôpital et vous.
Calmette eut l’air dépité.
— Dans tous les cas, je vous réinscris sur la liste d’attente des greffes, en super-urgence. Il suffit d’un coup de chance au niveau des compatibilités, et vous passerez devant tout le monde.
Camille évalua la solution quelques secondes, et secoua de nouveau la tête.
— Je n’aurai plus la chance d’avoir un greffon compatible, vous comme moi le savons. Les délais sont trop courts, mon groupe sanguin trop peu répandu. Combien ? Moins de dix pour cent de la population possèdent mon groupe ?
Le médecin acquiesça en silence.
— Et puis, on est trop nombreux sur les listes d’attente, on est tous en super-urgence. Des gens meurent tous les jours dans leur lit d’hôpital parce qu’ils ne reçoivent pas d’organes.