Lucie remarqua une variation dans ses habitudes, à partir de 2009. Une succession de facturettes qui indiquaient une adresse le long de la D921. Toujours la même station-service, souvent le matin. Lucie entra les données sur Internet et remarqua que l’endroit se trouvait près d’une petite ville appelée Bailleau-le-Pin, à une centaine de kilomètres au nord-ouest d’Orléans, pas très loin de Chartres.
Elle revint sur les dates des factures, Pradier faisait un plein d’essence tous les trois ou quatre jours à cette période-là, ce qui était beaucoup. Puis la fréquence cessa, l’adresse de la station n’apparut plus que de temps en temps, jusqu’à ces jours-ci…
Lucie alla boire un café dans leur petite salle de pause, en pleine réflexion. Il y avait certainement quelque chose d’intéressant à déduire de ces facturettes, mais il faudrait sans doute se rendre sur place, interroger… Trop long, trop aléatoire. Lorsqu’elle revint, Robillard s’adressa à elle, l’air satisfait :
— Je viens juste d’avoir en ligne l’expert en informatique, fit-il. Il a des nouvelles intéressantes concernant l’ordinateur de Camille Pradier. Tu t’en charges, vu que je suis plongé dans cette histoire de trafic d’organes ?
Lucie acquiesça, fit immédiatement demi-tour et disparut au pas de course.
72
Les laboratoires de la police scientifique se situaient à même pas deux cents mètres du 36, quai de l’Horloge, de l’autre côté de l’île de la Cité.
En s’y rendant, Lucie croisa quelques touristes qui aimaient se photographier devant le Quai des Orfèvres, entre les voitures de police ou sur les marches du Palais de justice. Elle n’y prêta pas attention et rejoignit vite Guillaume Jasper, l’un des experts en informatique. Ce petit génie d’à peine trente ans était aussi à l’aise face à un ordinateur démonté qu’un légiste face à son cadavre. Il releva ses yeux de l’un de ses nombreux écrans lorsqu’il aperçut la lieutenant Henebelle. Il la salua, tira une chaise pour qu’elle s’assoie et tapota le dessus d’une unité centrale située à sa droite.
— C’est moi qui ai bossé sur le mail envoyé à Loiseau avec la photo de la tête coupée et qui ai donc établi que l’envoi avait été fait depuis le CHR d’Orléans. On dirait bien que cela vous a été utile, puisque vous avez récupéré cette bécane.
— Oui, fit Lucie. Ça a été un élément déterminant.
— Ravi de voir que mes informations ont porté leurs fruits. En espérant que celles que j’ai à vous fournir à présent vous aideront tout autant. Qu’est-ce que vous préférez ? Qu’on entre dans le technique ou pas ?
— Faites au plus simple et au plus rapide, répliqua Lucie. Juste les faits, si possible.
— Très bien. Craquer son… euh, accéder au contenu de son ordinateur n’a pas été compliqué, on contourne la sécurité Windows en deux temps, trois mouvements, ici. Première chose que j’ai tirée de sa bécane : il avait planqué des photos dans un dossier protégé. C’est ça qui est bien avec ce genre de dossiers : c’est ce que, nous, on voit en premier. Ça nous évite de chercher ailleurs.
Il en ouvrit un.
— Attention, c’est bien dégueu, prévint-il, pire que le coup de la tête coupée. J’ai du mal à comprendre comment un être humain peut faire une chose pareille.
Des photos s’affichèrent. Camille Pradier s’était photographié avec ses cadavres dans diverses positions, parfois nu, parfois habillé. Un large sourire aux lèvres. L’appareil photo était posé sur une table, on en voyait de temps en temps le coin au premier plan, et le cadrage était souvent mauvais. Sur l’une des photos, Pradier avait mis un masque de peau sur son visage.
— Quel taré… fit Lucie.
— Les plus anciennes remontent à quatre ans, et les plus récentes datent d’il y a quelques semaines, précisa Jasper. Ce malade avait l’air de s’amuser comme un petit fou dans son laboratoire.
Lucie fit abstraction de l’horreur des clichés et s’efforça de regarder, avant de revenir vers son interlocuteur.
— Vous avez découvert autre chose ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, et c’est extrêmement intéressant. Je suis allé fouiner du côté des traces Internet. Pradier était prudent, il lançait systématiquement un programme de nettoyage après chaque connexion, mais ces outils suppriment les données en surface. Pour être clair, elles restent sur le disque dur, inaccessibles au commun des mortels mais pas à nous.
Il eut un petit sourire tout en manipulant sa souris. Une fenêtre s’afficha.
— Il s’est connecté à une messagerie instantanée appelée Digsby. Pradier n’y avait que deux contacts. L’un appelé Charon, et l’autre Macareux. Je n’ai pas encore eu le temps de creuser la piste Macareux, de voir si on a des traces le concernant. J’ai préféré me focaliser sur Charon.
— On sait qui est Macareux, le destinataire du mail avec la tête coupée. C’était en fait Daniel Loiseau. Et il est mort.
Jasper la fixa quelques secondes, avant de poursuivre :
— Ah, d’accord. Bon… Digsby est un logiciel gratuit qui permet, à Pradier et à ceux avec qui il discute, d’utiliser des serveurs proxy. Autrement dit, impossible de remonter aux machines qui communiquent et, donc, à leurs propriétaires. Pradier utilise un autre programme qui recherche des machines-relais pour lui, différentes à chaque connexion. On a affaire à des prudents. Mais vous le savez déjà.
— On le sait, oui.
— En revanche, on peut remonter jusqu’à la dernière machine-relais — la plupart du temps un ordinateur mal protégé — si elle n’a pas été éteinte ni elle-même été « nettoyée » depuis. C’est ce que j’ai réussi à faire, avec un peu de chance il faut l’avouer.
— Il en faut.
— J’ai donc pu récupérer une conversation que Camille Pradier a eue avec le fameux Charon, ce lundi, à 4 h 12 du matin.
Lucie sentit la tension monter. C’était la veille, cette sinistre nuit où Camille avait disparu. Celle où le directeur du laboratoire avait surpris son employé en train de sortir les cadavres de l’une des cuves.
Jasper ajouta, avant d’afficher une autre fenêtre à l’écran :
— Il y a un délai entre le moment où Pradier se connecte et celui où Charon répond. Ce dernier dormait probablement, son ordinateur ou son téléphone a peut-être sonné pour le réveiller, un truc dans le genre. Bref, deux minutes plus tard, les deux hommes étaient en ligne. Voilà ce qu’ils se sont dit…
Lucie lut en silence la conversation :
04 :12 :34 CP > Urgent…
04 :14 :23 Charon > Qu’est-ce qu’il y a ?
04 :14 :45 CP > Événement curieux au Styx ce soir. Une femme, jamais vue, trop de questions. A cherché à voir mon visage.
04 :15 :34 Charon > Flic ?
04 :16 :01 CP > Je crois pas. Truc bizarre. Elle a été greffée du cœur. Plein de cicatrices sur le ventre, aussi.
04 :16 :12 Charon > Comment tu sais ?
04 :16 :27 CP > Je l’ai enlevée et fouillée.
04 :16 :42 Charon > Enlevée ? Comme ça ? T’es taré ?
04 :17 :07 CP > Pas d’inquiétudes. Pris toutes les précautions. Suis pas suivi, c certain. On doit savoir qui elle est. D’où elle vient.