Elle écrasa son index sur le bureau, partagée entre colère et dépit.
— Je connais parfaitement les chiffres, docteur, j’ai passé tellement de temps dans les hôpitaux que j’ai vu des gens mourir parce qu’ils ne recevaient pas leur rein, leur poumon ou leur foie. Je me souviens de leurs regards, de leur impuissance… Qu’ils soient pauvres ou riches, blancs ou noirs, c’est pareil, c’est terrible d’attendre la mort alors que la vie est partout autour, qu’elle vous nargue. La chance que j’ai eue, elle ne se présentera pas deux fois. J’ai déjà eu un cœur, tous ces gens en blouse qui choisissent les priorités ou les affectations préféreront laisser la vie à quelqu’un d’autre. La vérité, c’est que je vais moi aussi crever.
Le docteur Calmette la fixa dans le blanc des yeux, sans ciller.
— Vous déformez la vérité, on ne laisse jamais quelqu’un mourir sans faire tout notre possible. Et pour vous, il y a aussi la solution du cœur artificiel provisoire en attendant l’arrivée d’un greffon.
Camille secoua encore la tête. Elle avait déjà vu à quoi ressemblaient des patients qui portaient ce genre de « cœur ». Ils devaient se promener en permanence avec une grosse batterie sous le bras, reliée à des câbles qui pénétraient dans leur poitrine comme des hameçons dans la gueule d’un poisson. Des hommes-machines.
Elle se rappela les patients dialysés qui l’avaient traumatisée plus jeune, leurs visages gris, et eut la nausée.
— Non, non, fit-elle. Jamais.
— Pensez à ce cœur qui lutte en vous, qui s’enracine dans vos entrailles malgré la guerre intérieure. Un malade qui avait besoin d’un cœur est certainement déjà mort parce qu’il n’a pas pu avoir VOTRE cœur, celui-là même qui bat dans votre poitrine, aussi abîmé soit-il aujourd’hui. Vous n’avez pas le droit d’abandonner.
Camille retrouva ses esprits et lui rendit son regard.
— Dans ce cas, dites-moi au moins à qui il appartient, ce cœur. Que j’arrête de collectionner les biopsies et que je puisse au moins lui donner un nom, une identité, un visage. Que je sache enfin à qui je dois la vie, même si celle-ci se révèle plus courte que prévu. J’aimerais tant parler à la famille, voir des photos, discuter, avant de… mourir sans savoir.
— Vous vous acharnez. Je vous l’ai dit, redit, je ne…
— Vous pouvez savoir. Passez des coups de fil.
— C’est impossible. Tout est protégé, je vous garantis que ni moi ni aucune personne de cet hôpital ne connaissons l’identité du donneur. Tout est segmenté — le prélèvement, le transport, la greffe — pour que personne ne sache. Votre cœur est juste un code-barres dans Cristal, il n’a ni nom ni adresse. Seul le directeur de l’agence de biomédecine et quelques responsables travaillant à ses côtés connaissent les codes et ont accès au dossier d’origine du donneur, mais pour rien au monde ils ne parleront. Ne cherchez plus, ça ne rime à rien. Vous n’avez pas le droit d’aller voir la famille de votre donneur, de raviver un deuil qu’ils ont peut-être réussi à faire.
Camille rageait devant son impuissance. Elle connaissait le discours par cœur. Lois de bioéthique de 1994 : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. »
— Je ne peux pas faire autrement, c’est au fond de moi, vous comprenez ? Il ne se passe pas une heure sans que je pense à mon donneur, que j’essaie de l’imaginer. Quelle a été sa vie ? De quoi est-il ou est-elle morte ? Et… Et tout ça a empiré depuis que j’ai l’impression que ce cœur me parle. Qu’il réclame vengeance.
— Réclame vengeance ? Expliquez-vous.
Camille se livra. Elle n’avait plus rien à perdre, de toute façon.
— Je fais des rêves dans lesquels une jeune femme m’appelle au secours, j’ai… (elle plaqua son paquet de cigarettes sur la table) acheté ces saloperies alors que je n’ai jamais fumé de ma vie. La cigarette me dégoûte à tel point que vous ne pouvez l’imaginer. Comment vous expliquez une chose pareille, vous ?
Le médecin fixa le paquet de cigarettes, stupéfait.
— Les antirejets peuvent altérer vos envies et vos sens, le goût notamment.
— Je ne veux pas des explications scientifiques. De cette science qui n’arrive pas à me sauver. Il y a autre chose, j’en suis désormais certaine. Je vais peut-être mourir, mais pas avant d’avoir compris.
Elle chassa ses larmes naissantes avec le dos de sa main.
— Ce cœur, vous dites qu’il s’est reconnecté à mon système nerveux, qu’il se bat en moi, alors que mon propre corps veut le détruire. Ça n’est pas normal, ça défie les statistiques, c’est vous qui le dites. JE défie les statistiques, depuis que je suis toute petite. Existe-t-il un autre phénomène qui pourrait expliquer mes rêves récurrents, mes sautes d’humeur parfois et certains changements dans mes envies ?
Le médecin soupira et, après une longue hésitation, lâcha enfin :
— Il existerait bien quelque chose, oui. Même si les faits et les cas réels sont là, tous les médecins et scientifiques, moi y compris, rejettent ce phénomène en bloc.
Camille se pencha davantage au-dessus de la table.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Ce cœur vous transmettrait des souvenirs, des gestes, des goûts qui ne vous appartiennent pas, et qui seraient ceux de votre donneur. On appelle cela la mémoire cellulaire.
8
Au fond de la carrière de Saint-Léger-aux-Bois, le vérin hydraulique fit enfin sauter le verrou de la grille.
Les quatre hommes de la BAC s’engagèrent dans l’escalier et grimpèrent en rythme, suivis par Bellanger, Levallois et Sharko. Couinement des chaussures d’intervention en Gore-Tex, feulement des protections en polypropilène, respirations courtes. Il devait y avoir une cinquantaine de marches très raides. Le tunnel était étroit, en forme de demi-lune, ne permettant pas le passage de deux hommes de front.
Après un plat de quelques mètres, les équipes de police tombèrent sur une autre porte couverte d’isolant phonique. Le câble électrique relié à la caméra traversait la roche à cet endroit et disparaissait de l’autre côté.
— Attention.
Nouveau travail du vérin. Les flics de la BAC tenaient leurs fusils à pompe à deux mains, prêts à les braquer au moindre mouvement. Craquement du bois, raclement de métal. Le verrou céda. Les hommes poussèrent la porte, ils durent forcer, comme si quelque chose de lourd en gênait l’ouverture. Après quelques coups d’épaule, il y eut un fracas de l’autre côté.
Ils se trouvaient à présent dans une petite pièce confinée, tout en béton, dans laquelle était entreposé un fourbi innommable : du matériel de jardin, des barres en fer, de vieux meubles, de l’essence… Le tunnel d’où ils sortaient avait été camouflé par une lourde armoire, des planches et de l’isolant. Sharko songea immédiatement à une planque à la Marc Dutroux, le pédophile belge : un accès protégé, secret, où se passaient sans doute les pires horreurs. Par transfert, il pensa à Jules et Adrien, à leur innocence, et se sentit immédiatement mal à l’aise. Ces pensées intruses, hors contexte, le parasitaient de plus en plus.
— On est maintenant dans un vieux bunker, murmura Bellanger.
La lumière qui tombait en oblique par une trouée dans le plafond indiquait qu’ils étaient à la surface. Il y avait un petit compteur électrique, qui devait alimenter une prise et l’ampoule du local. Un autre câble arrivait discrètement sur le tableau de fusibles, par-derrière. Sans doute celui relié aux lumières du souterrain et à la caméra.