Nicolas appuya son index sur le bureau.
— Oui, des médecins, même l’un d’entre nous était impliqué. Un flic. Une jeune gendarme, Camille Thibault, est une ancienne greffée qui doit recevoir un nouveau cœur aujourd’hui même. Ce cœur est arrivé cette nuit chez vous, il est en attente dans vos ordinateurs jusqu’à ce soir, minuit.
Leclusier réagit de nouveau. Il se recula sur son siège, sous le choc.
— En effet, je suis au courant de ce dossier puisque c’est mon service qui répartit les organes. Un groupe sanguin rare… Et la patiente qui ne se manifeste toujours pas… Comment le savez-vous ?
Le flic plaqua la photo de la tête coupée devant les yeux de Leclusier.
— Elle ne se manifeste pas parce que ceux qui ont fait ça la retiennent prisonnière. Elle va finir comme cette pauvre femme si on ne fait rien dans les heures qui viennent. Je ne vous demande pas grand-chose. Juste une vérification.
L’homme se frotta le menton, ennuyé.
— Les papiers arriveront vraiment demain ?
— Oui.
— Alors je vais essayer de vous fournir quelques informations.
Il chaussa une paire de lunettes, se pencha vers son ordinateur et fit des manipulations avec son clavier et sa souris.
— Donnez-moi vos dates. Je vais vérifier les retraits autour de ces périodes-là. C’est le médecin en charge du patient qui nous informe et indique la raison du retrait. Les patients qui se sont retirés restent dans notre liste, mais ont un statut « inactif ».
Nicolas sortit son petit carnet, arracha la page et la tendit au spécialiste.
— Ce sont des dates de « livraisons » des filles. Je pense que les retraits ont eu lieu dans ces fenêtres temporelles-là.
Leclusier pianota à son clavier. Son visage ne marqua aucune réaction. Il pointa l’index sur les autres lignes du carnet et renouvela l’opération. Toujours rien. Bellanger commençait à se dire que sa piste était mauvaise quand, soudain :
— J’en ai un, le troisième de la liste… Un dialysé en attente de reins depuis plus de deux ans. Groupe sanguin AB, extrêmement rare. Vous indiquez le 4 janvier 2011, j’ai un retrait de la liste le 16 janvier. Motif : déménagement à l’étranger.
Nicolas ne tenait plus en place. Leclusier poursuivit ses recherches.
— Encore un autre. Motif : refus de suivre tout traitement. Il ne s’est plus présenté aux dialyses. Puis un autre (il releva les yeux), un enfant de quinze ans, cette fois. 13 juin 2011, soit six jours après votre date.
Un enfant… Mais ça ne changeait rien. Après quelques minutes supplémentaires, le responsable reposa la liste.
— Voilà, il y en a quatre.
— C’est amplement suffisant. Ce n’est pas parce qu’on ne se retire pas de la liste qu’on ne peut pas être greffé illégalement, bien au contraire. Certains ont peut-être informé leur médecin plus tard, longtemps après leur greffe. Ils sont certainement dans votre liste, mais ailleurs, plus loin dans le temps. Parlez-moi de ces quatre patients-là.
— Ils ont tous des groupes rares, un B, trois AB. Ils ont donc, à la base, beaucoup moins de chances de trouver un greffon compatible. Trois sont sur la liste d’attente depuis plus de deux ans. Tous en demande de reins. Il y a une vraie pénurie pour ces organes, malheureusement.
Il fit quelques manipulations informatiques.
— Ces patients proviennent de cliniques privées haut de gamme, et réputées. Deux sur Paris, une sur Lyon, la dernière sur Bordeaux. Que vous dire d’autre… Les quatre étaient dialysés, subissant par conséquent un traitement médical lourd.
Nicolas essayait de réfléchir à plusieurs choses à la fois.
— Y a-t-il un individu à l’accent argentin dans vos services ? Un Claudio Calderón ? Le nom « Charon » vous dit-il quelque chose ?
Un silence.
— Non.
— Un accès piraté à vos listes d’attente est-il possible ?
— Impossible. C’est tracé, ça se verrait.
— Dans ce cas, comment l’homme que je cherche peut-il être au courant pour ces patients qui sont dans différentes cliniques du territoire ? Comment a-t-il accès à leur dossier ? On sait qu’il a des compétences médicales étendues, qu’il est capable de réaliser des greffes.
— Les possibilités sont nombreuses. Les médecins et chirurgiens se croisent, se connaissent, voyagent, participent à des colloques. Il y a des partages de cas, de documents par informatique. Les ordinateurs relient tout le monde. Ce n’est pas non plus difficile de se rendre dans les centres de dialyse et de se renseigner à la volée, vous pourriez vous-même le faire.
Nicolas fixa son interlocuteur dans les yeux.
— Je ne peux rien tirer de ces informations. Il me faut les identités de ces quatre patients.
— Je suis désolé, je ne peux pas aller plus loin sans le papier signé de mon responsable. J’ai déjà fait beaucoup.
Soupir de Bellanger.
— Vous n’avez fait que m’appâter… S’il vous plaît.
— C’est non. En dévoilant l’identité de patients, je risque ma place et des ennuis avec la justice.
Nicolas perdit patience et fit le tour du bureau. Leclusier blanchit.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
Le flic poussa le siège à roulettes sur le côté et força le passage. Il consulta l’écran. Leclusier voulut s’interposer, mais Nicolas lui écrasa la main sur le torse, le contraignant à s’asseoir.
— Ne bougez surtout pas.
— Vous vous rendez compte de ce que vous faites ?
— Et vous ?
Devant la détermination du flic, Leclusier ne bougea plus. Le capitaine de police se concentra sur l’écran, le souffle court. Il releva l’identité du dernier patient affiché : Michel Mercier, quarante-quatre ans. Il scruta un tas de données compliquées auxquelles il ne comprenait pas grand-chose, et trouva enfin l’onglet qui lui révéla l’adresse.
Paris, seizième. L’arrondissement le plus riche de Paris.
Il nota les informations dans son carnet. Il tenta d’afficher les résultats pour les trois patients précédents, mais les requêtes avaient été effacées par la dernière manipulation du médecin.
— Les autres, ordonna-t-il d’une voix ferme.
Leclusier secoua la tête. Nicolas fulminait.
— Espèce d’enfoiré…
Il hésitait à sortir son flingue. Le responsable le sentit.
— Vous n’avez pas l’air bien. Tout peut encore s’arranger. Ne faites pas de bêtises.
Nicolas respira un bon coup, calma ses tremblements et se dirigea vers la porte.
— Ça a intérêt à fonctionner. Parce que, dans le cas contraire, je vous jure que je vais revenir.
76
Sharko arriva à Arequito en fin de journée.
Crevé, décomposé, la jambe droite en rade.
La ville n’était pas beaucoup plus grande que Torres, mais elle était vivante, bien que perdue au milieu de nulle part. Le long de la voie de chemin de fer, quelques entreprises, dont une fabrique de vélos, et une impressionnante usine qui assemblait des engins agricoles.
Le flic entra en boitant dans le premier café qu’il trouva et annonça juste :
— ¿ Miguel Gomez, por favor ?
L’homme derrière le comptoir le connaissait. Il répondit en espagnol, Sharko signifia qu’il n’y comprenait rien et saisit finalement, avec l’aide d’autres personnes qui baragouinaient quelques mots d’anglais, que Gomez habitait une maison jaune et blanche en retrait de la ville, à deux kilomètres environ en longeant la voie de chemin de fer vers le nord.
Le flic trouva rapidement la gare, une simple maison en brique aux portes ouvertes, avec une petite barrière blanche sur le côté qui permettait de traverser les deux voies. Elle était déserte et, plus loin, un train de marchandises était stationné. Le flic sortit de la ville, continua pendant une minute et aperçut la fameuse maison blanche et jaune, petit bloc de béton posé en retrait de la route et entouré d’une barrière couleur crème.