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Il pensa à une maison Playmobil. Toute la ville, d’ailleurs, avec ses pancartes repeintes, ses couleurs vives sous le ciel bleu, ses centaines d’engins agricoles neufs à la tôle luisante, entreposés en rang d’oignons sur un parking d’entreprise, lui donnait une impression de factice.

Il passa une première fois, afin de s’assurer de l’absence de la Ford Mustang. Il fit demi-tour plus loin, se gara en retrait, monta une petite pente et sonna à la porte.

Il vit le rideau bouger, entendit du bruit, mais personne ne vint. Il insista.

— Je suis un policier français. Je viens de la part de Florencia.

Après un temps, la porte s’ouvrit enfin. L’homme, face à lui, était en fauteuil roulant, et avait été amputé des deux jambes. Un gros bonhomme d’une bonne cinquantaine, aux lunettes à double foyer, le cou gonflé façon goitre de pélican. Il donnait l’impression d’avoir soudain enflé dans son siège.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Il parlait un français pas trop mauvais. Sharko décida de ne pas s’encombrer de détails.

— Florencia est morte.

Les yeux de l’homme s’écarquillèrent.

— Comment ?

— Je peux entrer ?

Gomez fixa son interlocuteur, hésitant. Puis il regarda derrière le flic, à droite, à gauche, et fit un mouvement de la tête vers l’arrière.

— Fermez la porte à clé.

La porte était lourde, protégée par trois verrous. La pièce était sommaire, fonctionnelle. Peu de meubles, un passage large entre la cuisine et le salon qui ne contenait qu’un petit canapé.

— Asseyez-vous. Moi, c’est déjà fait.

Sharko le remercia et expliqua son périple argentin : Mario, alias Nando, qu’il avait retrouvé. Son arrivée à Torres parce qu’il suivait la piste d’un journaliste français, Mickaël Florès. Son enfermement dans La Colonia, la traque dans les marais par des types en bateau. La balle que Florencia avait reçue. Ces hommes en Ford Mustang qui visitaient les hôtels et les magasins pour le retrouver.

Gomez resta quelques secondes sans voix, comme s’il venait d’être transpercé par un projectile.

— Ils viendront peut-être ici pour vérifier que je ne vous ai pas parlé. Combien d’avance avez-vous sur eux ?

— Je ne sais pas. J’ai fait au plus vite. Ils savent que j’étais blessé.

L’homme roula jusqu’à la fenêtre, téléphone portable à la main.

— Vous venez de Torres, c’est ça ?

— Oui.

— Vous avez un moyen d’identifier ceux qui vous poursuivent ?

— Ford Mustang couleur crème, du début des années 70. Ils sont deux. Un chauve et un chevelu.

— Je vois… Je vais demander à un ami de guetter à l’entrée de la ville. Ça vous laissera cinq minutes pour déguerpir, au cas où.

Il composa un numéro, échangea quelques mots et raccrocha.

— Mon ami se met en route. Dès que je vous aurai parlé, vous ne traînerez pas ici.

— Très bien.

Il passa ses grosses mains sur son visage. Puis revint face à Sharko.

— Florencia, morte… Mickaël Florès, mort… Bon Dieu…

— Vous le connaissiez, Mickaël ?

Il acquiesça.

— Alors, il avait réussi à retrouver Nando, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix blanche.

— Oui.

— Comment a-t-il été tué ?

Sharko lui expliqua. Les tortures, la Picana… Le massacre du père… L’origine argentine, sans doute, du tueur. Il entra dans l’histoire complexe des enfants volés d’Espagne et lui signifia que l’homme qu’ils poursuivaient était le frère biologique de Mickaël Florès. Gomez écoutait sans bouger, buvant chaque mot du lieutenant. Il paraissait subjugué, hypnotisé.

— Vous avez vu Mickaël Florès vivant, conclut Sharko. Florencia m’a envoyé vers vous juste avant de mourir. Je suis ici pour comprendre. Obtenir des réponses.

— Vous allez en avoir, bon Dieu. Bien plus que ce à quoi vous vous attendiez. Mais il n’y a que ma mémoire qui pourra vous restituer les faits, et quelques articles et photos que j’ai récupérés à droite, à gauche. Je n’ai plus aucun document officiel, tout mon travail s’est évaporé. Ils ont tout volé, détruit.

— Ils, ce sont ceux qui vous ont fait ça ? fit Sharko en baissant les yeux vers les jambes de l’homme. Ceux qui me poursuivent ?

— Probablement. Votre enquête a réveillé leurs peurs… Qu’est-ce que vous connaissez de La Colonia Montes de Oca ?

— Pas grand-chose. Florencia m’a parlé de l’arrivée d’un nouveau directeur pendant la dictature, d’horreurs, d’yeux mutilés…

— La Colonia a définitivement fermé en 1997, suite à un mystérieux incendie qui a ravagé une partie de ses sous-sols. Comme par hasard, les dossiers et les archives ont disparu dans l’incendie. Il a été établi que les structures du bâtiment, éprouvées par le feu, n’étaient plus saines. Un moyen simple et efficace d’enterrer l’histoire, vous ne trouvez pas ?

Il eut un drôle de rire qui s’évanouit très vite. Son visage retrouva instantanément un air grave.

— Les horreurs se déroulèrent de 1977 à 1997, sous la direction d’Alberto Sánchez, nommé par la dictature. Il ne se passa pas deux ans après sa prise de fonction avant que des rumeurs apparaissent : on aurait vu des atterrissages suspects d’hélicoptères dans l’enceinte de l’hôpital. Des témoignages anonymes racontent que des militaires déposaient les dépouilles de dissidents fraîchement abattus d’une balle dans la tête… Plausible, surtout que, à quelques kilomètres de La Colonia, était établi l’un des centres d’internement les plus sinistres de la dictature. Mais pourquoi déposer dans un hôpital psychiatrique des cadavres ? Ça n’a aucun sens, vous ne trouvez pas ? (Il gratta son goitre bruyamment.) Vous connaissez comme moi le problème des rumeurs : elles s’amplifient, sombrent dans l’exagération et se tuent elles-mêmes. Celle-là n’échappa pas à la règle, et on oublia rapidement l’épisode des hélicoptères. Des années passent, fin de la dictature. Contre toute attente Gomez reste à la tête de l’hôpital. Encore une étrangeté.

Il tendit le bras et récupéra un paquet de cigarettes qu’il sortit d’une cartouche.

— … En 1985 apparaît l’affaire Giubiléo. Camila Giubiléo, médecin à La Colonia, se volatilise du jour au lendemain. L’une de ses amies de Corrientes signale sa disparition au commissariat. Alberto Sánchez refuse de porter plainte, annonçant que Camila est partie sur un coup de tête et va probablement réapparaître. Le commissaire chargé de l’enquête accumule des faits troublants, notamment auprès de la fameuse amie de Camila. Selon elle, Giubiléo avait peur, elle racontait qu’il se passait des horreurs dans l’hôpital. Cette amie se rétracte quelques jours plus tard. Le commissaire, lui, est mystérieusement muté dans la foulée à Bahía Blanca, à six cents kilomètres de là. L’avocat de la mère de Camila est menacé de mort. L’instruction judiciaire piétine, les autorités font la sourde oreille. Tout semble pourri et corrompu jusqu’à l’os. Pourquoi ? Qu’est-ce que tout cela cache ? Tout le monde abandonne l’enquête sauf un député, Alfredo Vidal, qui ne lâche pas l’affaire. Il écrit au président Alfonsín, aux ministres de la Défense, de la Santé, de l’Intérieur. Il organise une visite surprise à La Colonia avec quatre autres députés et choisit un journaliste, un vrai ami, pour l’accompagner.