— Vous.
Gomez fit rouler la pierre de son briquet. Ses yeux noirs brillèrent d’un éclat rare.
— Au fait, ça vous dérange si je fume ?
— Vous êtes chez vous.
— Vous avez diablement raison… En 1987, deux ans plus tard, on se rend donc sur place et on découvre les conditions horribles dans lesquelles vivent les patients. Ils sont affamés, laissés sans soins, maltraités. Certains s’accouplent à la vue de tous, j’ai même vu des enfants nus ramper par terre.
Ses yeux s’évadèrent un temps, comme si ces images n’avaient jamais cessé de le hanter.
— Je vous jure sur ma tête que tout ceci est vrai.
Sharko savait pertinemment qu’il n’y avait pas besoin d’aller jusqu’en Argentine pour entendre de telles atrocités. Sous le régime de Vichy, on avait laissé mourir de faim et de froid plusieurs dizaines de milliers de patients dans les hôpitaux français, dans des conditions sanitaires abominables.
— Ce sont des horreurs qui m’ont mené jusqu’à vous, répliqua Sharko. Je croirai tout ce qui sortira de votre bouche.
Gomez eut un petit signe de la tête.
— On accède aux registres de l’hôpital. Et là, on découvre que, en dix ans, mille trois cent vingt et une personnes sont mortes, ce qui est énorme, bien supérieur à la moyenne. La cause ? Pour la plupart, problèmes cardiaques, est-il stipulé… Mais pourquoi n’y a-t-il que cinq cents tombes de NN — les non-identifiés, c’est ainsi que l’on nomme les patients de l’hôpital — au cimetière de l’hôpital proche de Torres ? Où sont passés tous les autres ? Sánchez dit qu’il y a plusieurs morts par tombe, par manque de places, de moyens. Que certains patients, aussi, ont essayé de s’enfuir et ont disparu dans les marais…
Sharko songea à la phrase de Florencia : « Et allez au bout de votre quête. Pour Nando et tous les autres qui peuplent ces marécages… »
— … On interroge quelques employés de l’hôpital, mais silence radio. Certains ont peur de parler, ça se voit, et jamais ils n’ouvriront la bouche. Ce n’est pas La Colonia qui appartient à la ville de Torres, c’est la ville de Torres qui appartient à La Colonia. Son emprise sur les habitants est maléfique.
— J’ai pu le remarquer, oui.
Gomez s’énerva et tira sur sa cigarette pour se calmer. Sharko se figurait sans peine l’ancien journaliste qu’il avait été avant son accident. Un chien acharné qui ne lâchait jamais son os. Comme lui.
— Malgré ce blocus et l’animosité à notre égard, nous, on quitte l’hôpital avec la volonté d’aller au bout et de résoudre l’affaire Giubiléo, de mettre le nez dans ces histoires de comptabilité, d’ouvrir des tombes s’il le faut. Mais, deux jours plus tard, mon appartement de Buenos Aires est mis à sac, avec un message très clair : si je poursuis mes « petites affaires », je suis mort. Dans la foulée, je reçois un appel : le juge en charge du dossier se retire, sans donner de raison valable. Puis c’est Vidal en personne qui refuse de poursuivre. Lui, Vidal, vous vous rendez compte ? Il me raconte, en off, qu’on menace sa famille, et que, de toute façon, on n’a pas l’ombre d’une preuve… Ce qui, quelque part, était vrai.
— Et donc, personne ne reprendra le dossier.
Gomez secoua la tête.
— À mon grand regret, un non-lieu est déclaré quelques semaines plus tard. L’affaire Giubiléo n’existe plus. Sans Vidal, on n’a plus aucun pouvoir pour entrer dans l’hôpital. Toutes les portes se ferment, et beaucoup de monde semble impliqué, corrompu. Des élus, la police locale. Seul, je ne pouvais plus rien faire. Et je sentais ma vie menacée.
Sharko descendit le regard vers les moignons couverts d’un drap plié.
— Et pourtant, vous n’avez pas lâché.
L’ancien journaliste fit lentement sortir de la fumée par le nez.
— J’avais vraiment abandonné. Jusqu’à ce qu’une lettre anonyme arrive chez moi, en 1997, dix ans plus tard. Dix ans, tout était si loin… Elle disait juste : « Depuis des années, on mutile les yeux des patients. Je sais pas pourquoi. Puis ils disparaissent. On jette des corps dans les marécages. Ça va être le tour de Nando. On ne peut pas laisser faire ça. Faites quelque chose… Je ne vous écrirai plus jamais. Brûlez ce papier. »
Il ferma les yeux.
— J’ai gardé ce mot. Je vois encore l’écriture soignée, les lettres rondes. Une écriture de femme.
— Florencia ?
— Florencia, oui, mais je ne la connaissais pas, j’ignorais qui m’avait écrit. Ça m’a secoué, vous vous doutez bien. Il fallait que j’enquête, mais je savais qu’il n’y avait aucun moyen de pénétrer par l’avant de l’hôpital, bâti sur une presqu’île.
— Les marais étaient la seule solution.
— Oui. Trois heures de galère, dans une végétation inextricable et de l’eau jusqu’au bassin, avec le risque de se faire bouffer ou d’y rester à chaque instant.
— Je sais de quoi vous parlez.
— Je faisais la moitié de mon poids actuel, j’étais vif et j’avais encore mes deux jambes. Alors j’ai traversé les marais à maintes reprises et j’ai planqué, jour et nuit, dans les bois. J’étais venu voir des gens se débarrasser de cadavres, mais j’ai découvert autre chose…
La fumée se déroulait en volutes autour de lui, grise, épaisse. Sharko songea à un vieux capitaine de navire, revenu d’une tempête dévastatrice.
— … Chaque vendredi soir, deux hommes arrivaient en ambulance et se garaient derrière la clinique. Ils portaient chacun une grosse glacière, entraient et ressortaient quatre ou cinq heures plus tard, toujours avec leurs glacières, puis disparaissaient. Deux heures plus tard, d’autres personnes arrivaient en voiture, pénétraient dans l’hôpital et sortaient des corps empaquetés, lourds, lestés, enroulés dans de la toile solide, elle-même entourée de grillage. Ils s’enfonçaient dans le labyrinthe des marécages en se guidant à l’aide de torches sur un petit bateau à moteur. Malheureusement, je ne pouvais pas les suivre, ils m’auraient repéré. Ces marécages sont trop grands, trop étendus, trop sauvages pour qu’on retrouve quoi que ce soit, à moins de fouilles très minutieuses à grande échelle… Pratique pour se débarrasser de corps. Mais j’ai été témoin de ce manège. J’ai photographié, malheureusement, sans flash, mes photos étaient trop sombres, inexploitables. J’étais coincé de ce côté-là…
— Qui étaient-ils ?
— Des besogneux de la mafia rouge, un réseau puissant qui a fait fortune dans le vol de sang dans les années 70, et qui s’est par la suite orienté vers le trafic d’organes. Une plaie qui implique des politiques à tous les niveaux, des policiers, des truands, des médecins… Ils avaient la mainmise sur La Colonia.
Sharko posa une main sur son genou, qui le lançait. Gomez le remarqua.
— Vous avez l’air mal en point.
— Un mauvais coup sur le genou.
— Vous voulez des médicaments, quelque chose ?
— Ça va aller, merci.
Le journaliste hocha le menton.
— De ce fait, puisque j’étais bloqué de ce côté-là, je me suis intéressé à la clinique Calderón. C’était de là que venait l’ambulance. Une petite clinique privée et discrète de Corrientes, réputée sérieuse…
Le sang de Sharko ne fit qu’un tour. Lucie l’avait appelé avant son arrivée dans la ville, elle lui avait parlé d’un ophtalmologue argentin, mêlé à un trafic d’organes en Albanie. Claudio Calderón.
— … Qu’est-ce que cette clinique pouvait bien avoir à faire avec La Colonia ? poursuivit Gomez. J’ai enquêté discrètement pour me rendre compte qu’elle était spécialisée dans l’ophtalmologie : elle traitait les maladies des yeux. À sa tête, Claudio Calderón, un ophtalmologue et chirurgien renommé, impliqué dans les organismes de promotion du don d’organes.