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Son regard se froissa, comme si ce qu’il prononçait le dégoûtait.

— Dans cette clinique, on soignait toutes sortes de maladies des yeux pour des clients haut de gamme. Des gens qui avaient de l’argent. Très vite, j’ai découvert que la clinique était en relation avec l’INCUCAI, l’organisme chargé du prélèvement et de la distribution des organes au niveau national, et l’hôpital La Gleize où siège la banque de cornées d’Argentine. Dans la clinique, on greffait des cornées qui, normalement, étaient issues du circuit légal des dons de tissus. J’ai identifié ceux qui venaient en ambulance. Il y avait donc Claudio Calderón en personne et un autre chirurgien, appelé Enzo Belgrano.

Sharko ne perdait pas une miette de ce récit. La vérité s’offrait à lui, comme un sinistre épilogue à leur enquête.

— Une fois, j’ai aussi vu débarquer avec eux de l’ambulance un troisième homme, tout habillé de noir… Le costume, le chapeau de feutre… Je n’ai jamais vu son visage, il faisait nuit, j’ignore qui il est, et les photos que j’ai tirées sont sombres et inexploitables. Mais il devait être impliqué dans le trafic, forcément.

Sharko fronça les sourcils. Le tueur en série Foulon lui avait parlé d’un homme en noir. L’habitant du premier cercle. Le journaliste eut l’air pensif. Il secoua la tête et poursuivit :

— Belgrano est arrivé à la clinique Calderón en 1994, soit trois ans avant la fermeture de La Colonia. C’est Calderón en personne qui l’a recruté pour l’assister. Mais quand vous regardez le cursus de Belgrano, vous vous rendez compte qu’il était néphrologue avant de passer une spécialisation en ophtalmologie, comme on ajoute une simple ligne à un CV. Dément, non ? Maintenant, expliquez-moi : qu’est-ce qu’un type spécialisé dans les maladies des reins venait foutre chez Calderón ?

Sharko avait compris l’horrible vérité, mais il laissa le journaliste conclure.

— Calderón et Belgrano prélevaient les cornées et les reins des patients de La Colonia, pour les faire transiter par la clinique Calderón et les greffer à de riches « clients ». D’abord les cornées sur les malades mentaux vivants… Puis ils ne venaient chercher le ou les reins que lorsqu’ils avaient une personne en besoin urgent, prête à les payer une fortune. C’était à ce moment qu’ils tuaient le patient et le jetaient dans les marais. Le manque cruel d’organes poussait les « clients » à mettre d’énormes sommes d’argent en jeu pour se faire greffer, coûte que coûte. Quand j’ai compris ça, tout s’est éclairé. L’atterrissage des hélicoptères de la dictature, par exemple, avec à son bord des personnes qui venaient de décéder. Les cornées peuvent être prélevées jusqu’à vingt-quatre heures après la mort…

Sharko se rendit compte de l’ampleur du trafic, commencé dès la dictature militaire par le vol des cornées sur des cadavres récents. Puis les auteurs de ces crimes avaient voulu aller encore plus loin, avec les reins, cette fois, les prélevant directement sur des vivants.

— Comment vous avez su, pour les reins ? Vous avez vu les cicatrices, les organes dans les glacières ?

— Non, je n’en ai jamais eu la preuve visuelle. C’est le fruit de mes déductions… (Il grimaça.) Mais on ne peut pas faire grand-chose avec juste des déductions. Aujourd’hui, officiellement, Calderón et Belgrano sont irréprochables. Mais ce sont des monstres, croyez-moi. (Il serra le poing sur son siège.) Il y a une dernière chose que je dois vous raconter, pour que l’histoire soit complète. C’était le 8 septembre 1997, je m’en souviens encore comme si c’était hier. Ce soir-là, j’étais en planque dans les bois, et j’ai vu une femme sortir de l’hôpital avec un homme qu’elle soutenait. Il avait des pansements sur les yeux, il titubait. La femme a pris la direction des marécages et s’y est enfoncée. J’ai immédiatement compris que c’était elle qui m’avait écrit. Qu’elle essayait de sauver un patient de la mort qui l’attendait. C’était le fameux Nando. Alors, je l’ai rattrapée…

— Florencia…

— Elle m’avait reconnu, mais elle était terrorisée. Elle ne voulait pas parler ni aller à la police, elle avait trop peur. Il y avait des gens extrêmement puissants à l’origine du trafic d’organes. Elle disait qu’elle devait emmener l’homme loin de l’hôpital, de Torres, et s’arranger pour qu’on ne le retrouve jamais. Je l’ai priée de témoigner, je lui ai dit qu’on y arriverait, cette fois, mais elle était sous le choc. Elle disait qu’il n’y avait pas de solution. (Il soupira avec regrets.) Alors, je l’ai aidée à traverser les marais et l’ai laissée partir. Je me disais que j’y arriverais, même sans elle, que j’avais assez de preuves. J’ai recontacté Vidal, sans citer Florencia, je ne pouvais pas l’impliquer. On s’est vus secrètement. J’ai parlé de la clinique Calderón, du trafic de reins et de cornées, du transport des cadavres dans les marécages. J’ai montré mes photos. Vidal semblait partant, il devait réveiller son « circuit ». Mais… (Il eut un long regard vague. Sa main droite tomba sur le drap et remonta le haut de sa cuisse coupée.) On l’a retrouvé mort, « suicidé » dans sa baignoire. Le soir même, on m’a enlevé, soûlé au whisky. Je me suis réveillé à l’hôpital, après trois mois de coma. D’après la version officielle, ma voiture s’était écrasée au fond d’un ravin, à cent cinquante kilomètres de Buenos Aires. L’enquête n’avait abouti à rien. J’ai perdu mes jambes mais j’ai survécu, par je ne sais quel miracle. La Colonia était en train de fermer ses portes suite à « l’incendie ». Plus tard, des gens sont venus me voir, ils m’ont dit que, si je l’ouvrais, ils me troueraient le corps de balles. À moi, ma sœur, mes parents… Ils viennent ici, de temps en temps, me rendre une petite visite de « courtoisie », mais comme l’affaire est loin désormais, ils ne me font pas de mal. Ils lancent juste des menaces.

— Ils vont venir ici. Je peux vous emmener avec moi. On…

— Non, laissez, je me débrouillerai. Laissez-moi terminer… Calderón fermera sa clinique quelques mois plus tard et disparaîtra du territoire, de même que Belgrano. J’ai toujours ignoré où Calderón se trouvait, jusqu’à ce que Mickaël Florès débarque ici et m’annonce que Calderón s’était rendu dans les pays de l’Est, pour participer à un autre trafic d’organes.

— Florès traquait Calderón, donc ?

— Traquer n’est pas le mot exact. Florès s’intéressait au trafic d’organes, il pensait que c’était l’une des pires dérives de notre espèce. Un commerce de l’extrême, qui détruisait tout ce qui faisait de nous des êtres humains. « Imaginez si les greffes d’organes avaient été possibles à l’époque de Hitler », qu’il disait. Quand il a entendu parler de la Maison jaune, de la clinique Medicus, il s’est lancé sur le sujet. Une fois là-bas, il a trouvé intéressant de creuser le parcours de Calderón, de remonter aux origines, de comprendre qui était l’homme. Il a alors découvert que Calderón avait été ophtalmologue à Corrientes. Il a continué à chercher et a appris l’existence du vieux dossier de l’affaire Giubiléo. C’est ainsi que Mickaël Florès est venu à moi… Et, quand je l’ai vu…

Il ouvrit ses mains devant lui.

— … j’ai cru rêver.

— Pourquoi ? demanda Sharko.

— Parce que j’avais l’impression d’avoir, à quelques détails près, Enzo Belgrano en face de moi.