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Nicolas avait foncé pour rejoindre la rue Agar, rive droite de la Seine, dans les beaux quartiers de Paris.
Il se gara du côté non autorisé et traversa en courant, direction un immeuble style Art nouveau en pierre de taille blanche, grandes fenêtres cintrées surmontées de mascarons. Le concierge vint à sa rencontre et s’effaça devant la carte de police et la détermination du flic, qui s’engouffra dans la cage d’escalier. Il grimpa les marches en marbre deux à deux, cogna à la porte du poing, ne fonctionnant plus qu’à l’adrénaline et à la colère. Quelques secondes plus tard, une femme d’une trentaine d’années lui ouvrit, un canon perché sur talons hauts dans une tenue qui puait le fric.
— Je souhaiterais parler à Michel Mercier.
Carte brandie, yeux écarquillés.
— Qu’y a-t-il ? demanda la femme.
— Michel Mercier, s’il vous plaît… Et vite.
Il entra sans lui laisser le choix. Un enfant d’un an à peine jouait dans un coin avec une fille d’une vingtaine d’années. La femme alla frapper à la porte d’un bureau. L’homme apparut, cheveux poivre et sel, élégamment vêtu, petite moustache taillée.
— Police criminelle de Paris. On peut parler seul à seul ?
L’homme fronça les sourcils.
— À quel sujet ?
— Votre greffe de rein.
Mercier donna l’impression d’avoir avalé une boule de pétanque. Il essaya de trouver une rapide parade.
— C’est du domaine du privé. Et vous avez des papiers à me montrer ?
Nicolas comprit qu’il était tombé sur une teigne, un type qui connaissait la loi. Il le poussa violemment à l’intérieur du bureau et claqua la porte derrière lui. L’éclat de son Sig Sauer se refléta dans les yeux de Mercier.
— Je n’ai vraiment pas de temps à perdre avec des bavardages. Une fille a été massacrée pour que vous puissiez récupérer l’un de ses reins. Alors vous allez me dire exactement comment ça s’est passé, ou je vous jure que votre rein, je vous le perce d’une balle.
Mercier fixait le bras qui s’agitait, puis les yeux fous de Nicolas. Sa pomme d’Adam palpita.
— Une fille massacrée ? Non, ce n’est pas possible, c’est…
Nicolas lui balança la photo de la tête coupée au visage.
— C’est elle.
Le quinquagénaire se sentit mal et partit s’asseoir sur une chaise. Il se prit la tête dans les mains, puis releva les yeux, essayant de retrouver une contenance.
— Je n’ai rien à me reprocher. Partez.
Nicolas bondit comme un éclair. Il fit descendre une balle dans la chambre de son Sig d’un claquement sec, sortit la chemise de l’homme de son pantalon et lui écrasa le canon sur sa cicatrice, côté droit.
— Tu crois peut-être que je plaisante ? Je veux toute l’histoire.
L’homme tremblait comme une feuille.
— Je… je vous en prie.
— La vérité. Maintenant !
On frappa à la porte. Nicolas se raidit.
— Tout va bien, chéri ?
— Oui, oui, mentit Mercier. Laisse-nous.
Le capitaine de police le fixa bien au fond des yeux.
— Je t’écoute.
— J’ai… j’ai appris que je souffrais d’une insuffisance rénale grave il y a quatre ans. J’ai toujours eu des problèmes de reins depuis tout petit. Je… je savais qu’une grave maladie finirait par me tomber dessus, tôt ou tard.
Il déglutit. Ses yeux étaient rivés sur l’arme.
— Un jour, le verdict est arrivé : j’allais devoir passer en dialyse. Savez-vous ce qu’implique une dialyse ? Vous êtes encore en vie, mais vous avez l’impression d’être déjà mort. Quatre séances hebdomadaires de six heures chacune, semaine après semaine, où l’on purge votre sang avec des machines, où vous vous sentez sale, en bout de course. Vous en sortez à peine, épuisé, qu’il faut recommencer. Vous devez suivre un régime très strict, vous ne pouvez plus avoir d’activité professionnelle, les gens vous regardent différemment.
Nicolas relâcha la pression du canon sur le rein. L’homme se redressa un peu dans son fauteuil. Il passa un doigt sur sa cicatrice.
— Il… il n’y a rien de pire que ce regard-là, empreint de pitié. La dialyse, c’est une sous-vie, une frustration qui vous lamine. Et, pendant ce temps-là, vous espérez de tout cœur que quelqu’un meure pour vous donner son rein… Et vous attendez, attendez un organe qui ne vient pas, qui ne viendra jamais à cause de la pénurie, et surtout parce que vous avez un groupe sanguin rare. Un an, deux ans… Et vous êtes là, impuissant devant vos enfants, votre compagne, à mourir à petit feu.
Il soupira, secouant la tête, les yeux embués. Les mots sortaient difficilement.
— Vous pensez greffe, le jour, la nuit, tout le temps, où que vous soyez. Et puis, la possibilité de recevoir un organe à l’étranger parvient à vos oreilles. Ça circule comme une légende, ça remonte dans vos entrailles comme un parasite dont vous ne pouvez plus vous défaire. On parle de l’Inde, des Philippines, de pays d’Amérique latine où l’on peut trouver des reins, à condition d’avoir l’argent. Vous ne savez pas d’où vient la rumeur, mais elle existe. Alors, vous surfez sur Internet, vous faites quelques recherches pour vous rendre compte que ces on-dit ont l’air de reposer sur des faits. Vous collez un nom dessus : le tourisme médical. On ne vous dit pas comment ça fonctionne, on vous dit juste qu’on peut trouver un donneur et vous greffer dans les plus brefs délais, qui que vous soyez, d’où que vous veniez…
Nicolas écoutait sans bouger, l’arme entre les mains.
— … Vous vous rendez sur des sites, des forums, vous fouinez incognito, vous posez des questions, avec un pseudo bidon. À certains endroits, on vous demande de laisser votre e-mail pour vous recontacter. Alors, bien sûr, vous créez un e-mail spécialement pour ça et là, vous recevez d’abord un message. En anglais… Puis un autre… Une relation s’établit, et, petit à petit, vous voyez l’espoir renaître : on peut vous aider, vous donner ce rein qui vous manque tant. Très vite, arrive la question de l’argent… On vous demande cent mille euros, parce qu’il y a beaucoup de gens à payer, des moyens à mettre en place.
Il claqua des doigts.
— Qu’est-ce que c’est, cent mille euros pour ressusciter ? Vous dites que l’argent n’est pas un problème, vous commencez à fournir des données médicales, et vous êtes pris dans l’engrenage… Mais vous vous laissez faire, parce que cet engrenage, c’est celui de la vie.
Nicolas comprenait mieux à présent comment Charon ou CP appâtaient leurs victimes : par la voie la plus simple, la moins risquée qui soit, Internet. Un grand filet électronique dans lequel venaient se prendre des gens au bout du rouleau ayant perdu tout espoir.
Son téléphone vibra. Il vit le nom de Sharko s’afficher, il ne répondit pas.
— Et donc, vous les rencontrez ? demanda-t-il.
— Une première fois, oui, pas loin d’ici, au bois de Boulogne, un soir. Ça m’a extrêmement surpris. Avec les e-mails, j’ai toujours pensé que mon interlocuteur vivait très loin de la France.
— Il voulait être sûr que vous étiez fiable… Il était prudent.
— Très prudent. Mais il était bel et bien français, avec un léger accent espagnol.
Aucun doute. Il s’agissait de Charon ou de Calderón. Nicolas avait l’impression de marcher sur des braises.
— Il me montre des clichés de ses opérations, du bloc opératoire, de son matériel. Il est spécialiste des reins. Je sais immédiatement que j’ai affaire à un type brillant. Il parle technique, me rassure, m’explique les failles des lois de bioéthiques françaises, notamment l’obligation des hôpitaux français de vous prendre en charge au niveau soins et traitements, même s’ils apprennent que vous vous êtes fait greffer à l’étranger. Vous pouvez vous faire opérer à Bogota et profiter de soins postopératoires à Paris sans que personne y puisse quoi que ce soit. Les lois autour des organes sont tellement différentes d’un pays à l’autre…