Une fois la porte du bunker défoncée, ils se retrouvèrent au fond d’un jardin à l’orée de la forêt. Le soleil pesait de tout son poids. L’herbe poussait en pagaille et jaunissait par endroits. Face à eux, à trente mètres environ, une petite maison individuelle à étage, en brique et aux volets fermés. Des tuiles avaient été arrachées par la tempête et jonchaient le sol. La première habitation voisine était à peine visible dans un renfoncement d’arbres, à une vingtaine de mètres. Plus loin, le clocher d’une église pointait dans le ciel bleu.
Les hommes progressèrent, dos courbé, jusqu’à la maison. Pas de voiture dans l’allée de la propriété. Répartis de part et d’autre de l’entrée, deux policiers de la BAC firent une sommation, tandis que deux autres surveillaient une seconde porte, à l’arrière.
Franck Sharko se tenait le long du mur, son Sig Sauer entre les mains, juste aux côtés de son chef. La sueur ruisselait dans sa nuque. La chaleur, l’adrénaline de l’intervention, les horreurs découvertes dans le souterrain… Sans compter ses petites nuits, rythmées par les appétits féroces de Jules et Adrien.
Il se rendit compte que ses doigts tremblaient sur son flingue, et son ventre n’était qu’une boule de plomb. Il avait ce genre de symptômes depuis la naissance des jumeaux, des sensations curieuses dès qu’il était en situation de stress. Comme s’il avait l’appréhension de la première intervention, avec cette peur abominable de recevoir une balle.
— Ça va, Franck ? murmura Bellanger. T’as l’air mal.
— La chaleur…
Une minute plus tard, les sept hommes pénétraient dans l’habitation. Les lieux furent rapidement sécurisés. Les pièces étaient vides, dépouillées. Pas de meubles dans le salon ni téléviseur, cuisine sans réfrigérateur, poubelle propre. Le grenier avait été balayé par les vents, trempé par la pluie. Un policier signala qu’il n’y avait rien à l’étage. À l’évidence, plus personne n’habitait cette maison.
— Bon, on ne fouille pas davantage, fit Bellanger. On va laisser la Scientifique agir, dans un premier temps.
Sharko ressortit, son portable vibrait. Un SMS. Lucie venait aux nouvelles, comme presque chaque fois qu’il était sur une affaire.
La visite s’est bien passée, mais je n’en sais pas plus, comme d’hab. On verra. Sinon, c’était si sérieux que ça, l’appel de Bellanger ? Dis-moi. Jules ronfle comme un ange et je crois qu’Adrien te réclame déjà.
Un smiley accompagnait le texte.
Sharko soupira. Avec tous ces SMS qu’elle envoyait, Lucie essayait de vivre les enquêtes par procuration et dès qu’il rentrait, elle fourrait son nez dans ses affaires. Le lieutenant la savait à la fois heureuse de s’occuper des jumeaux mais malheureuse d’être bloquée à la maison, alors que lui partait au charbon.
Il composa sa réponse : Tout va bien. Je te raconte ce soir. Poutou poutou et bisou bisou. Shark
Après l’envoi, son visage redevint sombre. Rien n’allait bien, au contraire. Sa curieuse crise d’angoisse tout d’abord, que Bellanger avait remarquée. Et puis, Sharko savait que dès son retour à l’appartement Lucie chercherait à savoir, à s’impliquer d’une manière ou d’une autre dans l’enquête. Elle n’arrivait pas à faire autrement. Au fond de lui-même, il eut l’intime conviction qu’elle ne tiendrait pas quinze jours supplémentaires avant de reprendre.
Une voix, derrière lui. C’était Nicolas Bellanger qui le rejoignait.
— Je viens juste d’appeler la mairie de Saint-Léger, fit-il.
— Alors ?
Il se dirigea vers la rue.
— On récupère nos voitures et on va chez le propriétaire de la baraque. Un certain Gilles Lebrun, il habite à l’autre bout du village. D’après le type de la mairie, il a hérité de cette turne qui appartenait à son père, et apparemment il la louait.
9
— C’est horrible, ce que vous me dites là.
Gilles Lebrun, la cinquantaine, était un homme au crâne dégarni et à la mine plutôt joviale. Corps modelé façon quille de bowling. Il résidait dans une belle maison en brique avec véranda qui donnait sur un grand carré de pelouse agrémenté d’une balançoire. Diverses photos dans des cadres indiquaient qu’il était marié, avec des enfants.
L’annonce faite par Sharko et son chef Bellanger lui avait mis un coup. Il s’était assis sur la banquette de son salon, le visage subitement crayeux.
— Un tunnel sous le bunker… Je n’étais pas au courant, mon père ne m’en a jamais parlé.
Les flics gardaient le silence. Bellanger, d’un mouvement de tête, l’incita à poursuivre ses explications.
— Il est mort il y a cinq ans. Il est venu s’installer dans sa maison en 80. Il a peut-être découvert la carrière par hasard et a gardé cette trouvaille pour lui ? On ne communiquait pas beaucoup, tous les deux, nos rapports ont toujours été froids… C’est lui qui a creusé le sol du jardin pour déblayer le bunker qui s’était affaissé, les propriétaires précédents n’avaient jamais rien fait et avaient tout laissé à l’abandon. Mon père l’a ensuite aménagé en lieu de stockage. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais des bunkers, ce n’est pas ce qui manque, dans le coin…
Il se tut, les yeux dans le vague. Bellanger et Sharko s’installèrent en face de lui. Les équipes de la BAC avaient regagné leur véhicule, tandis que le lieutenant Levallois attendait les techniciens de police scientifique au niveau du bunker.
Le capitaine de police poussa l’appareil photo devant lui.
— Vous avez déjà vu cette fille ?
Lebrun considéra l’écran avec une grimace et secoua la tête.
— Non, jamais. Elle est sacrément mal en point. Et ses yeux…
— Ça faisait sûrement longtemps qu’elle était enfermée là-dessous, au bout du jardin de votre père.
— C’est immonde. On en entend tous les jours, des histoires comme ça, mais là. C’est une petite ville tranquille ici, jamais je n’aurais cru que…
— Vous louiez la maison, d’après l’employé de mairie. Parlez-nous de vos derniers locataires.
L’homme partit se chercher une bière et en proposa aux policiers, qui préférèrent de l’eau. Après les avoir servis, il vida un bon tiers de sa canette, cul sec.
— Il était seul et s’appelait Olivier Macareux. Il avait toujours une casquette visée sur la tête et portait des lunettes de soleil, je pourrais vous le décrire mais ce ne sera pas vraiment précis. Un type discret, jamais le moindre problème.
— Quelle tranche d’âge ?
— La trentaine, je dirais. Plutôt petit, et assez maigre. Il est venu me voir il y a un peu plus de deux ans, en me disant que ça l’intéressait de louer la maison de mon père. Je n’avais jamais eu l’idée de la louer, je commençais juste à penser la vendre. Qui viendrait louer une baraque ici, à Saint-Léger ?
Bellanger avait sorti un petit carnet Moleskine à couverture en cuir, un stylo Waterman. Il notait les éléments essentiels. Sharko fixait leur interlocuteur sans ciller : les bouts de ses doigts tremblaient chaque fois qu’il buvait une gorgée.
— Et pourquoi ce Macareux s’était-il installé dans votre patelin ? demanda-t-il.
— Il disait qu’il bossait sur Noyon, à une quinzaine de kilomètres d’ici. Une activité dans le marketing, je ne saurais vous donner plus de détails. Il voulait habiter un coin tranquille, au cœur de la nature. Il m’a demandé combien je la lui louerais. J’ai proposé un prix, il a immédiatement accepté. Ça s’est fait aussi simplement que ça.