Il y eut une pulsation dans ses yeux. Quelque chose d’indéfinissable qui donna à Nicolas la chair de poule.
— Vous allez bientôt mourir, jeune homme. Vous, et tant d’autres. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. Cette histoire n’est pas terminée et vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dedans.
En une fraction de seconde, Charon/Belgrano porta son arme vers sa tête et tira. Son corps tomba mollement au sol, près de celui de Calderón.
Sa poitrine se figea.
Nicolas se précipita vers Camille. Il s’accroupit, en pleurs, et lui caressa le visage.
— Je t’ai enfin retrouvée.
Camille trouva la force de lui sourire. Ses lèvres remuèrent pour dire quelque chose.
— N’essaie pas, fit Nicolas. On va vite te soigner. Ça va aller, tu ne risques plus rien.
Elle secoua la tête, comme résignée, avec ce sourire devenu triste, douloureux. Nicolas essuya les larmes qui roulaient sur ses joues. Les bips de l’électrocardiogramme s’emballaient.
— Il… n’y a rien… à faire, Nicolas. Je… ne veux… plus vivre avec Loiseau… Faut que… je divorce.
Elle serra la main plus fort.
— Plus jamais ça… Laisse-moi ici, je suis bien avec toi en face de moi… Laisse-moi… mourir en paix.
— Jamais. Tout est à faire, au contraire. (Il se releva.) Je reviens, d’accord ?
Elle le fixa tristement. Nicolas sortit de la pièce et serra son téléphone. Il revint dans la pièce quelques minutes plus tard. Il s’approcha de l’oreille de Camille.
— J’ai prévenu les secours, ils vont t’emmener d’urgence à Lille. Il y a un cœur compatible qui t’attend.
Camille secoua faiblement la tête.
— C’est… impossible.
— Le docteur Calmette a dit que tu avais une sacrée bonne étoile.
La jeune femme ferma les yeux dans un long souffle de soulagement. Sa main toute chaude se rétracta dans celle de Nicolas, qui sentit une onde de bonheur le traverser.
— Cette nuit où on a regardé les étoiles tous les deux, les Perséides, murmura Camille. J’ai fait un vœu, j’ai demandé un nouveau cœur. Parce que j’ai toujours eu envie de vivre. Je suis sûre que ce sera un bon cœur, cette fois.
Le flic afficha un sourire de soulagement.
— J’en suis persuadé.
80
Le soleil du Nord ne faiblissait pas.
Il pointait à son zénith au milieu d’un ciel tropical, montrant que l’été n’était pas près de rendre les armes. Pour la première fois depuis des semaines, Nicolas apprécia la caresse du vent chaud sur son visage.
Tout était terminé.
La fin d’une histoire, le début d’une autre. Pas beaucoup plus facile, mais plus lumineuse sans doute.
Ces derniers jours, il s’était rongé les ongles jusqu’au sang dans les couloirs de l’hôpital de cardiologie, au CHR de Lille, attendant que Camille émerge, qu’elle le voie, qu’elle lui parle un peu.
Il en était à son sixième café et grillait une cigarette dans les jardins proches de l’entrée. Il regardait les gens passer, les voitures circuler. Ce centre hospitalier était immense. Camille lui avait expliqué qu’elle avait passé une partie de sa jeunesse entre ces barres impersonnelles, les yeux rivés à la fenêtre d’une chambre d’hôpital.
À la fois chanceuse d’être vivante, et maudite d’être malade.
Nicolas se rappelait l’anecdote qu’elle lui avait racontée au restaurant, ce fameux soir à Valence. Cet homme, greffé avec un cœur de motard, mais qui meurt tout de même d’une rupture d’anévrisme deux ans après, s’écroulant à une pompe à essence. Comment ne pas croire au destin après une histoire pareille ? Cet individu était-il prédestiné à mourir, quoi qu’il fasse ? Et comment expliquer que Camille, aux portes de la mort, continuait à vivre grâce au cœur d’êtres qui, peut-être, étaient décédés pour elle ?
Nicolas s’arracha à ses pensées quand il vit Boris Levak sortir de l’hôpital, juste derrière lui. Le gendarme s’approcha, les mains dans les poches.
— Elle est sacrément solide, dit-il en fixant les bâtiments d’en face dans un soupir. Encore une fois, elle va se relever et poursuivre sa route.
— Je n’en doute pas une seule seconde.
— Vous ne connaissez rien d’elle, comment pouvez-vous ne pas douter ?
Nicolas ôta ses lunettes, fatigué. Boris le regarda dans les yeux.
— Vous n’auriez jamais dû l’impliquer dans vos histoires.
— Ce qui est fait est fait. Je le regrette, croyez-moi. Mais Camille suivait un chemin. Et ni vous ni moi n’aurions pu la faire dévier de sa trajectoire.
— En tout cas, moi, jamais je ne l’aurais envoyée à la mort.
— Vous n’étiez pas à ma place.
Boris chaussa ses lunettes de soleil et ajouta :
— Ne traînez pas trop dans le coin, capitaine. Parce que nos routes pourraient être amenées à se croiser ailleurs que devant cet hôpital.
Il lui tourna le dos et s’éloigna. Nicolas ne savait plus quoi penser ni quoi faire. Entre ce Boris, les parents de Camille qu’il avait déjà rencontrés à plusieurs reprises ces derniers jours, et qui exigeaient des explications, les journées qui allaient suivre s’annonçaient très compliquées.
Quelques minutes plus tard, il aperçut deux têtes connues. Il écrasa son mégot, le jeta dans une poubelle et se précipita vers Lucie et Franck. Lui avançait avec des béquilles et, elle, portait un bouquet de fleurs.
— Ici ! fit-il en accourant.
Ils se saluèrent, échangèrent des accolades. Lucie lui passa une main chaleureuse dans le dos.
— Vous n’étiez pas obligés de faire toute cette route, dit Nicolas.
— On en a profité pour ramener ma mère à Lille, répliqua Lucie. C’est une increvable, mais après une semaine, les jumeaux ont eu raison d’elle. Elle est vannée.
— Elle a été extra avec Adrien et Jules, ajouta Franck.
Nicolas fixa la jambe de Sharko.
— Qu’est-ce que ça donne ?
— Une belle entorse du genou, mais je survivrai. Comment va Camille ?
— Trois jours qu’elle est en soins intensifs, la plupart du temps sous morphine. Elle commence tout juste à voir la couleur du jour. La greffe a été une totale réussite.
Sharko lui tapota sur l’épaule avec un sourire.
— C’est une excellente nouvelle.
— Oui, mais il faut rester prudent. L’intervention a été extrêmement lourde, il y a toujours ces problèmes de rejet qui peuvent survenir. Et puis, la convalescence va être longue.
— Camille est une battante, dit Lucie. Elle va s’en sortir.
— Je sais.
— Quelle histoire, quand même…
Ils s’avancèrent d’un pas traînant vers l’entrée de l’hôpital. Sharko râlait sur ses béquilles, il préférait encore changer des couches qu’avoir à marcher avec ces horreurs. Nicolas s’arrêta soudain, sortit une cigarette de son paquet, hésita, puis la remit en place.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Sharko.
Nicolas fourra ses mains dans ses poches.
— Prendre un peu le large. Essayer de m’occuper d’elle, même si ça ne va pas être simple…
— C’est ce Boris, c’est ça ?
— Entre autres. Et puis, j’ai peu d’espoir quant à… mon avenir au 36. Je vais avoir l’IGS et Lamordier sur le dos.
— Ne t’inquiète pas, fit Sharko. J’ai quelques relations pour outrepasser l’autorité de Lamordier. Je sais où taper pour prendre ta défense. T’es un bon flic, Nicolas. T’es allé au bout de ce en quoi tu croyais, t’es resté fidèle à tes convictions. C’est le plus important. Le reste, c’est juste… du détail technique. À ton âge, j’aurais agi exactement comme toi.