Il secoua la tête, la canette serrée entre ses mains.
— Il devait être au courant pour le tunnel, fit Bellanger, c’était sans doute sa motivation première pour louer cette maison-ci, précisément. Votre père voyait beaucoup de monde ? Y a-t-il des personnes à qui il aurait pu confier l’existence du souterrain ?
— Il habitait là depuis plus de trente ans. Avant sa retraite, il prenait la route presque tous les jours pour aller travailler en région parisienne. Il était plombier, et il aimait bien boire un coup après le boulot. Il allait souvent dans les cafés de la capitale et même à quatre-vingts balais il arrivait encore à traîner sa carcasse là-bas. Ça en fait du monde et des possibilités, non ? Mais, ce qui est sûr, c’est que le locataire connaissait mon père, il disait l’avoir déjà rencontré, par le passé. Peut-être pour une réparation.
Sharko se releva et ôta sa veste, qu’il posa sur ses genoux. Il ne put s’empêcher de jeter un œil à ses chaussures sales.
— Ce locataire était toujours seul ? demanda-t-il.
— Je crois, oui. En fait, on ne le voyait pas souvent. Parfois, il ne venait pas pendant des jours. Même quand il était là, les lumières restaient souvent éteintes le soir, sauf dans la petite chambre, en haut. Elle brillait longtemps la nuit. À se demander si ce type dormait…
— Comment réglait-il ?
Lebrun marqua un silence, il était nerveux.
— Liquide. On préférait, tous les deux.
— Je vois… Et donc, vous n’avez jamais demandé de factures ni même vérifié son identité, évidemment ?
La gorgée de bière qu’il s’enfila était en soi une réponse. Il reposa la canette vide devant lui.
— Il était réglo, mais du jour au lendemain il n’est plus jamais revenu.
Sharko et Bellanger échangèrent un rapide regard.
— Racontez-nous, fit le lieutenant.
— Ça remonte à l’été dernier. Je n’avais pas reçu le loyer d’août. D’ordinaire il déposait toujours une enveloppe dans ma boîte aux lettres, le 1er ou le 2 de chaque mois. Jamais un jour de plus. Après plusieurs relances, j’ai compris qu’il n’était plus là…
L’été dernier… Cela faisait peut-être plus d’un an que la pauvre fille errait dans les tunnels, puisant dans les énormes stocks d’eau et de conserves. C’était impensable, presque irréel. Perturbé, Sharko tenta de se concentrer sur les paroles de Lebrun.
— … Alors, je me suis permis de rentrer dans la maison. Et là, ça a été la grande surprise, parce qu’il n’y avait presque plus de mobilier. Plus de table de salon, de télé, juste deux ou trois meubles vieillots. Même plus de frigo. C’était froid et morbide. Surtout dans la chambre.
Sharko se pencha vers l’avant.
— Qu’y avait-il dans la chambre ?
— Des cadres, accrochés au mur. Des trucs immondes. Ça me fichait les jetons. Et quelque part, maintenant que vous me parlez de cette pauvre fille, de ce souterrain… Oui, peut-être qu’il n’était pas net, finalement, ce type. Un pervers, un déséquilibré, quelqu’un dans le genre qui a décidé de ficher le camp sans prévenir personne. C’est pour ça qu’il gardait toujours ses lunettes de soleil et sa casquette.
Il hocha le menton vers une baie vitrée qui donnait sur un petit abri de jardin.
— Il y a six mois, j’ai tout vidé et nettoyé parce que mon frère et sa femme sont venus passer trois semaines dans le coin. Ils ont logé là-bas. Bon Dieu. Quand je pense que la pauvre femme était seulement à quelques mètres d’eux, sous terre.
Sharko imaginait aisément le sentiment d’horreur qu’il devait ressentir.
— J’ai vendu les meubles à une brocante, je n’allais pas les garder ici indéfiniment. Il me reste les tableaux.
— On aimerait les voir.
— Suivez-moi.
Ils se rendirent dans l’abri de jardin, qui avait bien souffert de la tempête : un petit volet était au sol et avait cassé une vitre. Les fameux cadres étaient entassés au fond, sans précaution, couverts de poussière. Pour les empreintes digitales, c’était fichu. Gilles Lebrun les souleva et donna un coup de chiffon sur la vitre. Il s’agissait en fait d’impressions en couleur, de reproductions protégées par une plaque en verre, et non de peintures originales. L’encadrement était simple, en lattes de pin.
— Avec un peu de chance, on aura peut-être des traces papillaires sur le papier, sous la vitre, confia Bellanger.
— Sauf s’il les a achetés avec la vitre, fit Sharko.
Les flics s’approchèrent et firent une grimace. Lebrun tira sa cigarette électronique de sa poche et la porta à la bouche.
— Quand je vous disais qu’ils étaient vraiment bizarres, ces tableaux.
10
Camille était enfermée dans son deux-pièces, du côté ouest de la caserne.
Un intérieur propret, fonctionnel. Logée par nécessité de service, elle ne payait pas de loyer. Sur le mur, une lithographie de Dalí, La Persistance de la mémoire, une vieille télé que la jeune femme n’allumait jamais, des horloges partout, aux mécanismes bruyants. Un métronome, posé près de son lit.
La fenêtre du salon donnait sur un espace vert agréable et ombragé. En arrière-plan, à juste cent mètres, on pouvait apercevoir le bâtiment où l’adjudant travaillait. Un avantage et une contrainte, cette proximité. Si on voulait, on pouvait ne jamais sortir de l’univers militaire et littéralement y passer son existence.
Ici vivaient des familles entières. Les enfants jouaient dans l’herbe, les conjointes mangeaient au mess avec leurs maris. L’endroit était plein de joie, de cris, de mouvements.
Bientôt, pour Camille, tout cela prendrait fin.
L’arrêt brutal des projets, de l’avenir, de la vie.
Malgré l’insistance de son cardiologue, elle avait refusé la chambre d’hôpital, et l’idée même d’un cœur artificiel, avec sa boîte portative de plusieurs kilos qu’il fallait lever à bout de bras, lui donnait envie de vomir.
Elle avait passé sa vie dans des unités médicales, elle ne voulait pas y mourir. La mention « refus de soin », qui déchargeait l’hôpital en cas de problème, était désormais inscrite dans son dossier médical. Calmette l’avait ajoutée avec beaucoup d’amertume et de regrets.
En maillot à bretelles, elle passait une lame de rasoir sous l’eau. Le fil d’acier pissait le sang. Inerte, elle regardait le liquide bien rouge disparaître en tourbillon dans le lavabo, les dents serrées, tant la douleur lui brûlait le ventre.
Elle souffrait mais elle se sentait mieux. Comme vidée. Elle ne s’était plus mutilée ainsi depuis longtemps. Le besoin de se faire mal avait jailli du fond de ses entrailles, irrépressible.
L’esprit peut parfois oublier, mais le corps jamais.
Elle avait passé le fil du rasoir précisément sur ses anciennes cicatrices. Pour rouvrir les vieilles plaies.
Faire rejaillir ses démons.
Elle avait hésité à enfoncer la lame plus profondément. Là où coule à gros flux le sang aussi rouge que les briques des maisons du Nord. Tout abréger immédiatement. Mettre un terme aux souffrances.
Mais quelque chose, au fond d’elle-même, l’en avait empêché. Sans doute son caractère de battante.
Après avoir appliqué des pansements contre ses plaies, elle retourna s’asseoir sur son lit et resta là, les yeux dans le vague. Triste, tellement triste. Sa main caressa machinalement son chat Brindille venu se lover entre ses jambes. Pauvre bête. Qu’allait-il devenir quand elle serait partie ?
Elle refusait de croire au miracle du nouveau cœur et refusait de vivre dans l’horrible attente d’une greffe. Attendre que quelqu’un meure dans des conditions terribles — accident vasculaire cérébral, rupture d’anévrisme, drame de la route… — afin qu’on puisse espérer prélever ses organes et ses tissus. Ensuite, les infirmières de coordination discuteraient avec la famille, tentant de les convaincre de consentir au don en insistant sur l’espoir qu’il représentait pour la personne qui le recevrait. Mais pour diverses raisons — croyances religieuses, peur de voir la dépouille mutilée, refus du deuil ou simple ignorance de la volonté du patient —, les proches s’y opposaient, et la plupart des organes encore viables finissaient par mourir avec leur hôte.