— Demain, c’est le 15 août, Camille.
— Justement, ce sera calme, je ne serai pas embêtée.
— Et qu’est-ce que tu veux faire ?
— Ne me pose pas de questions, et fais-moi juste confiance, d’accord ? Je n’abuserai pas de ton compte.
Boris ralentit le pas et répondit d’une voix embarrassée :
— C’est tracé, tout ça, tu sais ?
— Je sais, oui. C’est pour ça que ça passera inaperçu avec ton profil. Tu es officier, je suis juste technicienne…
— Bon… Mais tu m’expliqueras, un jour ?
Elle acquiesça. Un jour, oui, pensa-t-elle avec amertume.
Ils rejoignirent une équipe de trois gendarmes qui patientaient dans l’enceinte. Comme avant chaque intervention, les hommes étaient excités. Camille les salua tous amicalement, ils prirent rapidement de ses nouvelles. Le malaise dont elle avait été victime sur la scène de crime avait dû faire le tour de la caserne.
Ils se répartirent dans deux véhicules de fonction. Après avoir poussé la clim à fond, Boris ouvrit la route et s’engagea sur le périphérique lillois. Camille restait silencieuse, le regard dans le vide, les mains sur l’abdomen. Elle avait peur. Quand tomberait-elle avec un bloc de pierre dans la poitrine ? Quand rendrait-elle les armes ? En septembre ? Octobre ? Elle songea bien malgré elle à une vieille blague belge : « Monsieur, vous avez une grave maladie et il vous reste deux mois à vivre… Et l’autre de répondre : Dans ce cas, je choisis juillet et août. »
Elle devinait que Boris lui lançait des regards en coin, qu’il se doutait peut-être de quelque chose, mais il ne disait rien. Elle appréciait son collègue parce qu’il ne lui forçait jamais la main et ne pensait pas qu’à la draguer. De toute façon, il ne savait pas draguer. Camille se demandait même s’il avait déjà fréquenté une fille.
La sonnerie d’un téléphone la sortit de ses pensées. Boris décrocha. Camille comprit qu’il s’agissait de l’état civil et vit le visage de son collègue se tordre.
— Vous êtes bien certain ? lança-t-il tout en prenant un embranchement en direction de Lille Sud.
La conversation se prolongea encore quelques secondes, et il finit par raccrocher.
— Y a un sacré bug.
— Du genre ?
— Deux secondes.
Boris composa un numéro en catastrophe. Cette fois, la jeune femme comprit qu’il appelait le laboratoire ayant réalisé les analyses ADN. Lorsqu’il coupa la communication, il crispa ses deux mains sur le volant.
— On fait demi-tour et on rentre à la maison.
— Hein ? Pourquoi ?
— C’est bien l’ADN de Blier sous les ongles de la victime, mélangé à l’autre ADN inconnu. Les techniciens et les fichiers sont formels sur ce point.
— Où est le problème ?
— Le problème, c’est Blier lui-même. L’employé de mairie avait son acte de décès sous les yeux au moment de son appel. Blier est mort il y a sept mois. On l’a retrouvé pendu dans son appartement.
Il marqua un silence, avant d’ajouter :
— T’as déjà vu un mort commettre un crime, toi ?
11
Le soleil commençait sa langoureuse descente derrière la forêt de Laigue. Il paraissait plus lourd que d’habitude, aux contours moins définis, comme brûlé par ses propres rayons. Une touffeur de bayous affectait les organismes des flics qui avaient passé l’après-midi à sillonner la petite commune de Saint-Léger, à pied ou en voiture, pour récolter des témoignages ou apporter du matériel à proximité de la maison.
Cette agitation inhabituelle était vite remontée aux oreilles des journalistes. Des correspondants locaux cherchaient du grain à moudre pour leurs articles, suivant les policiers comme des vautours affamés. On parlait déjà d’une fille aveugle qui aurait été enfermée dans une carrière par un psychopathe assoiffé de sang.
Sharko attendait dans le jardin que la police scientifique lui donne enfin la permission d’entrer dans l’habitation. Il avait posé les deux tableaux contre un mur, face cachée, et en avait profité pour donner un coup de fil à Lucie, annonçant qu’il ne rentrerait pas tout de suite. Sa compagne avait immédiatement répondu : « Génial, c’est que c’est sérieux. Tu me raconteras tout. »
Génial, oui, soupira Sharko en s’épongeant le front.
Nicolas Bellanger revenait du fond du jardin, téléphone à la main, slalomant entre les tuiles cassées. Il désigna les tableaux.
— Tu veux refaire la déco de ton appart ? On va en avoir besoin très vite pour analyse.
— Ne t’inquiète pas, je les déposerai demain matin à la Scientifique. Je crois que les labos sont quand même ouverts le 15 août.
— Oui, mais ça va tourner au ralenti, comme partout.
Sharko avait grignoté un sandwich acheté à la boulangerie du coin et vidé une grande bouteille d’eau. Il se sentait poisseux, sale dans ses vêtements trempés, et, pour passer le temps, avait astiqué ses mocassins jusqu’à épuiser tous ses mouchoirs en papier. Ils brillaient, désormais.
À presque 20 heures, il faisait encore 29 °C. Partout, des techniciens en tenue de lapin blanc allaient et venaient, le front humide, dégoulinants, tandis que des OPJ[4] du groupe Bellanger en avaient fini avec leur premier jour d’enquête de proximité et étaient rentrés chez eux, rincés comme des serpillières.
— Alors, les nouvelles ? demanda Franck.
Nicolas Bellanger fouilla ses poches, roula en boule une boîte de patchs antitabac vide et s’alluma une cigarette. Sa veste beige était froissée, et sa chemise à col sans boutons sortait de son pantalon. Il ne portait jamais de cravate, contrairement à Sharko, mais était souvent vêtu avec élégance, dans la tendance. Ce qui n’empêchait pas qu’on puisse le voir également en polo et jean, même si c’était plutôt rare.
— Il y en a des bonnes et des mauvaises. À l’hôpital, notre victime à moitié aveugle s’est complètement figée, renfermée sur elle-même. Une espèce de catatonie, d’après le psychiatre. Autrement dit, elle n’est pas près de raconter ce qui s’est passé.
— La poisse.
Clope au bec, le chef de groupe prit son petit carnet et en tourna les pages.
— Fallait pas s’attendre à ce qu’elle nous déballe toute l’affaire, en même temps… Bon, écoute ça. D’après les médecins qui l’ont auscultée, elle possède des tatouages plutôt grossiers réalisés à l’arrière du crâne. Encre noire. C’est noté « B-02.03–07.08-09.11–04.19 »
. Aucune idée de ce que ça peut signifier pour le moment, mais je doute qu’elle ait demandé à ce qu’on les lui fasse.
— Merde, je croyais, pourtant ?
— C’est ça, fous-toi de moi. Les médecins non plus ne voient pas le sens de ces inscriptions.
— Ça n’a sûrement rien de médical. Sans le B, on aurait presque pu croire au tirage du Loto.
— En tout cas, ils pensent que, pour commencer, elle a été rasée de la tête aux pieds. Ils voient ça à la longueur des poils, partout identique, et d’autres trucs. Crâne, bras, jambes, pubis, tout y est passé…
Sharko avait du mal à se concentrer tant il suffoquait. Il rêvait juste du moment où il prendrait une bonne douche froide, puis s’allongerait avec ses fils, à regarder tourner sa petite locomotive Poupette, dans sa chambre. Les trains miniatures échelle HO et les enfants l’apaisaient tellement…
Essayant de retrouver son aplomb, il réclama le carnet de Nicolas Bellanger et relut les indications concernant le tatouage. Cette suite de chiffres n’était qu’une bouillie indigeste. Ça pourrait correspondre aux coordonnées d’une galaxie comme à des chapitres de la Bible. À l’évidence, son cerveau était en surchauffe, lui aussi.