— On sait qui elle est ? demanda-t-il.
— Non. Et personne ne l’a jamais vue dans le coin. Quant à Olivier Macareux, il n’existe pas. Identité bidon…
— C’était presque certain. On a affaire à un prudent. Qui irait stocker de la nourriture en conserve dans une carrière pour un an ? Le type aime contrôler, prévoir, ne pas laisser la place à l’imprévu. Il a agi au nez et à la barbe de tous. Quelqu’un a peut-être remarqué un détail dans ce village, mais il va falloir aller se le chercher.
— En plus, le temps a passé, ça joue contre nous. La famille du propriétaire est venue habiter cette maison qui a été polluée, nettoyée, renettoyée. On n’aura rien d’intéressant en paluches ou en ADN, j’en suis quasiment sûr. Un petit espoir avec la carrière souterraine, néanmoins. On trouvera peut-être des traces sur des boîtes de conserve, sur la baignoire. Mais je ne sais pas… J’ai l’impression que ce type est un fantôme. J’ai demandé au proprio de venir au 36 pour un portrait-robot, mais il m’a déjà averti qu’il ne se souvenait pas de grand-chose. Comme il l’a expliqué, Macareux portait toujours ses lunettes et sa casquette dès qu’il mettait le nez dehors. Quant à sa voiture, elle était des plus communes. Évidemment, personne n’est capable d’en citer la plaque.
Sharko fixa le bunker.
— Du neuf là-dedans ?
— Un truc intéressant avec la caméra installée sous terre. On a trouvé un amplificateur WIFI dans la pièce bordélique du bunker. Il devait servir à relier les images de la caméra à l’ordinateur de notre « Macareux ». Or le propriétaire a coupé la ligne téléphonique à la mort de son père. Ça veut dire que Macareux piratait une ligne voisine… Regarde.
Bellanger montra les réseaux WIFI captés par son téléphone portable. Il y en avait deux. Il désigna deux maisons à une vingtaine de mètres, l’une à droite, l’autre à gauche.
— Pirater le WIFI est relativement facile si l’accès est mal protégé. Les deux signaux viennent sûrement de ces foyers.
— On va donc pouvoir retrouver ses connexions, les sites qu’il a visités.
— Ou plutôt ce qu’il a émis depuis son ordinateur, avec cette caméra, et éventuellement qui s’y est connecté. À condition que les propriétaires nous donnent l’autorisation de faire une requête auprès de leurs fournisseurs d’accès. La vie privée des internautes est très protégée, une vraie plaie…
Il désigna le bunker.
— Sinon, là-dessous, quelques traces de sang révélées par le Bluestar, et des cheveux bruns sur la couche. Pas de liquide séminal, apparemment… On prélève, on photographie, il n’y a pas grand-chose à faire d’autre. La surface est trop vaste, et il n’est pas sûr que les équipes reviennent après-demain. On verra, je préfère qu’elles se concentrent sur ce qu’on a. De toute façon, les labos croulent sous les demandes, et on n’a plus de fric. Le juge et le divisionnaire vont encore me chier dans les bottes avec ces histoires de budget, si tu vois ce que je veux dire.
Sharko sentait que son chef était au bord de la crise. Ce dernier écrasa sa cigarette dans la terre et la conserva dans sa main. Puis il consulta sa montre avec nervosité.
— Putain, déjà… Faut que je retourne au 36. Je sais où je vais passer mon 15 août, moi.
— Tu devrais lâcher du lest, surtout en ce moment. Je te sens… à plat.
— Ça va.
— Ça pourrait être ton slogan : « Ça va. » Ouais, ça va, jusqu’à ce que tu te retrouves avec la gueule qui racle le bitume. T’es encore jeune, ne grille pas toutes tes capsules de stress tout de suite. Le stock est limité, tu sais.
Bellanger passa une main dans ses cheveux noirs en pétard. Sharko s’était toujours dit qu’il avait une sacrée belle gueule, pour un flic. Et que, quelque part, c’était un beau gâchis.
— Ouais… Et tu crois que c’est le moment de lâcher du lest ? Je verrai plus tard pour mes congés, il n’y a pas urgence.
— Si, il y a urgence. Quand le câble pète, l’ancre coule au fond, mon gars.
Bellanger ne s’appesantit pas sur la remarque. Il appréciait Sharko, sauf pour ses leçons de morale à deux balles.
— Et toi, tu rentres chez toi, là ?
Sharko donna un coup de tête en direction de la maison.
— Je reste encore un peu.
— Tu vas aller te taper une petite branlette intellectuelle là-haut, c’est ça ? T’allonger sur le lit de ce taré et attendre qu’il te raconte son histoire ?
— Tu sais bien que j’aime quand ils me murmurent leurs secrets à l’oreille. Le proprio a dit que les lumières restaient souvent allumées la nuit, à l’étage. Je ne crois pas que notre tortionnaire matait un épisode de Derrick.
Bellanger marqua un silence.
— OK, mais fais gaffe avec les tableaux bizarroïdes. Tu les déposes toi-même demain, t’as dit ?
Sharko acquiesça.
— Je peux venir bosser une partie de la journée, mais… J’ai promis à Lucie de passer du temps avec elle, et elle risque de…
— T’inquiète, je vais gérer, et Robillard va m’assister pour mettre en route les procédures. On va être bloqués à cause des congés des uns et des autres, de toute façon. Le temps que le rouleau compresseur se mette en marche.
Nicolas Bellanger soupira un bon coup.
— C’est très macabre, tout ça.
— Écoute Nicolas… (Sharko hésita.) Si cette affaire est trop compliquée, trop tordue, je… je vais peut-être lever le pied.
— Tu dis toujours ça. La veille, tu quittes le job, et le lendemain on te retrouve au fin fond de la Russie, flingue à la main.
— C’est sérieux, cette fois. Parce que je sais que Lucie va vouloir y fourrer le nez d’une façon ou d’une autre, et qu’elle va me harceler dès que je rentrerai. Je voudrais qu’elle profite encore des congés qui lui restent : il y a les jumeaux, l’appart qu’on vend et la maison qu’on achète. Ça fait beaucoup.
— Il y a tes drôles de tremblements aussi. J’ai vu, tout à l’heure, avant d’intervenir…
— Juste la fatigue.
— On est tous fatigués, hein ?
— Je te mets au défi d’élever deux nourrissons d’un coup à cinquante berges. T’as vu mes mains ? Elles sont deux fois plus grandes que leurs biberons.
— Je vais encore attendre un peu pour ça, si tu veux bien. Pas vraiment pressé ni d’avoir cinquante berges ni d’avoir des bébés.
— Tu devrais l’être. T’as combien ? Trente-cinq ans ? Ça passe vite, tu sais.
— T’as raison. J’ai déjà l’impression d’être mort, parfois.
Ils se saluèrent amicalement.
Sharko attendit encore une heure que les TIC en finissent, allant et venant, les mains dans les poches. Il réfléchissait. Dans un sens, cette affaire l’excitait. Mais, d’un autre côté, il y avait ses enfants, sa compagne… Il regarda la photo de Lucie, biberons dans les mains et souriante. Sa petite Lara Croft. Elle était le résumé de son bonheur. Avant, il aurait foncé tête baissée dans l’enquête, aurait passé, comme Nicolas, sa nuit et son 15 août au Quai des Orfèvres, jusqu’à finir sur les rotules.
Parce que, avant, son chez-lui, c’était son bureau.
Mais maintenant…
12
À 21 heures, les trois hommes en combinaison ressortirent de la maison avec leurs petites mallettes et leur matériel, exténués. On aurait dit qu’ils avaient pris une douche habillés. Leurs tenues leur collaient à la peau comme des combinaisons de plongée.