Ils avaient passé chaque recoin au Bluestar et aux ultraviolets sans rien trouver, avaient collecté des dizaines d’empreintes et récupéré quelques cheveux dans la bonde du lavabo de la salle de bains. Mais ils étaient sceptiques sur leur origine, puisque Macareux n’avait pas été le seul à habiter les lieux et que la pièce d’eau avait été nettoyée et utilisée à plusieurs reprises. Peut-être Macareux s’était-il chargé lui-même du nettoyage, à l’eau de Javel, avant de disparaître, comportement crédible chez un ultra-méticuleux. Sharko avait croisé tant de malades dans sa carrière que plus grand-chose ne le surprenait, en définitive.
Le flic entra dans la maison vide, les tableaux sous le bras, et monta à l’étage. L’escalier n’était plus tout jeune et craquait. Sur le palier, il jeta un œil à la petite salle de bains, propre et rangée si on faisait abstraction de la poussière. Pas de fenêtre, même pas de grille d’aération. Il fixa le miroir et la douche en silence, puis se dirigea vers l’unique chambre, contenant un sommier et un matelas posés au milieu d’une pièce tout en parquet. Une énorme tache d’humidité imprégnait le plafond, résultat sans doute de la tempête. La tapisserie était vieillotte, sale, plus claire à certains endroits : c’était là que les deux cadres avaient été accrochés. Les petits clous étaient encore enfoncés dans le mur.
Sharko prit ses deux tableaux et les suspendit aux emplacements qui semblaient correspondre, sur deux murs à angle droit. L’un se trouvait face au lit, l’autre sur le côté gauche.
Il se recula de deux pas, de manière à se placer au milieu de la pièce.
La première reproduction montrait un groupe de sept hommes — barbe, moustache, fraise blanche au-dessus d’une toge foncée — agglutinés devant un cadavre couché sur une table. Un huitième individu tenait un instrument chirurgical et disséquait le bras gauche. L’éclairage blanchâtre du mort sur fond sombre accentuait la froide curiosité des participants. Les visages étaient sévères, intrigués aussi face au spectacle et au mystère de la mort. Ils assistaient apparemment à une leçon d’anatomie.
Sharko se tourna vers l’autre mur. La seconde reproduction montrait un individu aux traits neutres observant avec intérêt l’ouverture du crâne d’un autre cadavre. Il tenait un bol à la main, sans doute pour récupérer les déchets organiques. Le ventre grand ouvert du sujet avait été vidé de ses entrailles. On ne voyait pas le visage du chirurgien, celui qui accédait au cerveau, parce qu’il se trouvait hors-champ. Le corps meurtri avait l’air vivant, ses yeux noirs pleins d’effroi et légèrement tournés vers la gauche.
Sharko observa les deux tableaux avec calme et minutie. Il n’y connaissait pas grand-chose en peinture mais il y avait dans les coups de pinceau, les couleurs et les costumes de nombreuses similitudes. Les époques semblaient proches. L’œuvre d’un même peintre ? En tout cas, le lieutenant pensait avoir sous les yeux les balbutiements de la médecine moderne, de l’exploration du corps humain. Les œuvres originales dont étaient tirées ces reproductions dataient peut-être du Moyen Âge ou de la Renaissance.
Qu’est-ce qui intéressait le tortionnaire dans ces scènes de dissection effroyables ?
Sharko se rappela le message gravé dans la carrière :
Il y avait à l’évidence un rapport fort avec la mort dans ces peintures. Elle semblait jaillir des images, peser de tout son poids sur les épaules des observateurs. Sharko pouvait presque sentir son souffle glacial.
La mort, le macabre fascinaient-ils le tortionnaire de la jeune femme ? La mort l’avait-elle touché de près ? Effleuré ? La côtoyait-il chaque jour ? On pouvait prendre la vie, mais que signifiait « prendre la Mort » ?
Franck s’approcha de la fenêtre dont l’encadrement en bois tombait en lambeaux. De la moisissure commençait à envahir les murs. La vue donnait directement sur le bunker, au fond du jardin. Le flic resta là, pensif. Le bourreau avait mis les voiles depuis un bout de temps, mais pourquoi n’avait-il pas tué la fille avant son départ ? Et pour quelle raison l’avait-il enlevée ?
Pour obtenir une rançon ? Par sadisme ? Pour en faire son objet sexuel ?
Le lieutenant ferma la porte qui donnait sur le palier ainsi que les volets, plongeant la pièce dans la pénombre. Il s’assit sur le lit et ne bougea plus. Malgré la chaleur, il eut soudain très froid. Ce petit lit, au milieu de ces cadres terrifiants, cette vieille pièce, cette ambiance mortifère qui semblait imprégner chaque brique de ces murs pourrissants.
Le silence absolu se fit. Sharko n’entendait plus que les battements de son cœur. Macareux, ou qui qu’il fût, avait dormi à cette place exacte. Comme disait le principe de Locard — l’illustre fondateur du premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910 —, il avait forcément abandonné un peu de lui-même entre ces murs. Ses fantômes, ses fantasmes, sa folie. Son empreinte flottait là, juste au-dessus. Il suffisait de savoir lire les signes.
Tu n’habites pas cette maison, mais tu y viens certaines nuits. Tu as certainement un autre chez-toi, un endroit où tu te comportes comme n’importe quel citoyen. Tu as peut-être une femme que tu embrasses chaque matin, des enfants…
… Non, tu n’as pas de femme… Tu as payé des traites ici pendant plus d’un an, elle l’aurait forcément remarqué dans les comptes, non ? Un trou de plusieurs centaines d’euros dans le budget familial, ça se voit. Sauf si tu as beaucoup d’argent…
… Tu es socialement intégré, je crois, puisque personne au village ne s’est douté de rien. Mais tu éprouves le besoin de te calfeutrer dans cette chambre minuscule, entouré de ces cadres morbides. Tu te sens bien dans ce cocon où tu veilles tard. Libre, toi-même…
Le flic se mit en position allongée, les mains derrière la tête. Il contempla le plafond, tendit l’oreille. Pas un bruit.
… Une pauvre fille est enfermée à seulement quelques mètres, sous terre. Enchaînée. Elle a froid, peur, et ça te fait rire, enfoiré. Rire, ou même jouir, non ? Raconte-moi ce que sa détresse te procure. Du plaisir ? Tu l’observes sur ton ordinateur portable grâce à la caméra et tu te branles ? Qu’est-ce que tu attends d’elle ? Pourquoi tu la retiens prisonnière dans cette carrière ?
Sharko respirait profondément, les mains désormais ouvertes de chaque côté de son corps.
… Tu l’as rasée, et tatouée… On tatoue les animaux, en signe d’appartenance. Tu la dépouilles de son ancienne identité, c’est ça ? Pour qu’elle soit tienne ? Pour qu’elle renaisse ? Pour la laver du mal qu’elle a fait ? Tu veux qu’elle soit propre, c’est pour ça que tu as installé la baignoire, laissé du lait de toilette en quantité. Une peau douce… L’hygiène est importante pour toi. Autant que pour ces anatomistes qui autopsient des corps… Est-ce que tu te compares à eux ? Tu les admires ? Tu cherches à les imiter ?