Sharko se tourna vers les tableaux. Les visages glacés se devinaient dans les ténèbres, les yeux traduisaient une fascination scientifique mêlée à une forme de voyeurisme. Des voyeurs, oui, venus explorer l’interdit, venus flirter avec la Grande Faucheuse. Que cherchaient ces hommes au fond de ces entrailles luisantes ? Quelles réponses à quelles questions ?
Le flic examina les expressions des personnages, un à un, et bloqua sur une en particulier, issu de la première œuvre, celle aux nombreux observateurs. L’homme regardait en direction du sol, au-delà du premier plan du tableau. Comme s’il avait les yeux fixés exactement sous le lit où était couché Sharko.
Le second tableau était placé de telle sorte que l’observateur tenant le bol eût le visage orienté dans la même direction.
C’était troublant. Dément. Le flic se redressa, piqué par la curiosité. L’effet d’optique était parfait. Il se releva et appuya sur un interrupteur. Une ampoule nue brilla d’une lumière toute blanche, presque douloureuse pour les yeux.
T’es un joueur, on dirait… Tu caches quelque chose, et tu le montres. Parce que tu crois que nous ne savons pas voir, comme l’indique ce message gravé dans la carrière. Tu te crois supérieur et tu nous prends pour des cons.
Son rythme cardiaque avait brusquement accéléré. Il souleva le matelas, le sommier, poussa le lit contre un mur. Nouveau coup d’œil vers les visages figés. Sharko se mit à genoux, cogna contre les plinthes le long du mur, explora une à une les lattes du plancher, tenta de les faire jouer.
Soudain, il réussit à en redresser une en direction du mur, à la faire légèrement glisser jusqu’à pouvoir la lever. Dessous, il y avait un emplacement d’une profondeur de vingt centimètres environ. Franck y plongea la main, explora et en retira une boîte en carton fermée.
Bingo !
Il se releva et la secoua avec précaution. Il la posa sur le lit. Elle était recouverte d’une couche de poussière.
Sharko passa sa langue sur les lèvres, prenant son temps. Ce moment lui appartenait. Un instant rare où il se sentait en phase avec celui qu’il traquait.
Où l’autre lui racontait son histoire.
Il enleva délicatement le couvercle.
À l’intérieur, plusieurs sachets en plastique. Dans l’un, des photos empilées. Dans un deuxième, un portefeuille. Dans un troisième, un carnet et un enregistreur numérique. Et dans le quatrième… Sharko plissa les yeux : une mèche de cheveux noirs, des feuilles A4 enroulées et des rognures d’ongles. C’était répugnant, tous ces morceaux de kératine. Et surtout, pourquoi garder ce genre de déchets ? Fétichisme ? Besoin de conserver des trophées de ses victimes ?
Il enfila les gants en latex qu’il avait laissés dans sa poche de veste et ouvrit le sachet contenant le portefeuille. Il était en cuir clair grossier et cousu main. Sharko écarta les rebords et poussa un cri. Par réflexe, il le lâcha.
Des dents roulèrent sur le parquet.
Le lieutenant resta figé. Une dizaine de dents avaient été placées dans le portefeuille, comme autant de pièces de monnaie.
Quelle espèce de taré es-tu ?
Un horrible doute s’insinua en lui face à ces restes humains. Il ramassa le portefeuille, l’observa avec attention, le renifla. Était-il possible que…
Faites que ce ne soit pas ça !
Avec dégoût, il le replaça dans le sachet du bout des doigts et, d’un geste beaucoup moins assuré, déroula les trois feuilles présentes dans un autre sachet. C’étaient des dessins en noir et blanc représentant des monstres déformés derrière des barreaux de prison, des figures hideuses brisées comme des miroirs, des ombres qui tenaient de longs couteaux ensanglantés, toujours dans une cellule de prison.
Partout, la mort, le sang, la souffrance, et l’enfermement.
Les œuvres d’un fou, d’un esprit malade, songea Sharko. Leur homme avait peut-être déjà fait de la prison, ce qui pouvait expliquer la présence des barreaux. Une piste possible pour leur enquête…
Au bas de chacune des reproductions, deux initiales écrites en tout petit : PF. Le créateur n’avait pu s’empêcher de les signer. Elles étaient siennes, et il en était sans doute fier. Sharko se demanda s’il serait simple de chercher tous les « PF » qui avaient fait de la prison et, en poussant la réflexion, se dit que oui : il disposait de l’ADN de PF avec la mèche de cheveux ou les ongles. Il suffisait d’en établir le profil et de lancer une recherche dans le FNAEG, puisque tous les prisonniers y étaient fichés.
Il réenroula les dessins et les remit précautionneusement à leur place. Aux labos de la PS, on était capable de trouver des empreintes sur du papier, peut-être y en aurait-il sur ces feuilles ? Il ne fallait rien négliger. Le flair du flic, c’était bien. Les ordinateurs, c’était parfois mieux.
Sharko se sentait de plus en plus mal à l’aise, vidé. La journée avait été chargée en horreurs et en émotions. Sans oublier cette pièce, ces regards d’où semblait jaillir le Mal, et qui pesaient sur lui comme des enclumes, ce portefeuille avec son sinistre contenu…
Il ouvrit grand le volet. La lumière naturelle, déclinante, lui fit du bien. De belles couleurs orange s’invitèrent dans la pièce.
Il s’intéressa au petit carnet. Sur la couverture, était inscrit, d’une écriture noire, serrée :
De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie.
Il comportait une cinquantaine de pages. Sharko les fit défiler rapidement. Sur une dizaine d’entre elles, « Macareux » avait dessiné, les uns à côté des autres, des groupes de trois cercles imbriqués, identiques à ceux du mur de la carrière. Il y en avait des centaines et des centaines par feuille, réalisés avec une minutie extrême.
Ensuite, Sharko s’empara du sachet contenant les photos et le renversa sur le matelas.
Il porta une main devant sa bouche.
Les portes de l’enfer venaient de s’ouvrir devant lui.
13
— Alors, ta journée ? Tu me racontes ou t’as décidé de ne pas prononcer un mot ?
Sharko était assis face à son assiette de pâtes. Il regarda le morceau de viande au bout de sa fourchette et le reposa devant lui sans envie.
Assez de saignant pour la journée.
Il se leva et partit dans le hall, sans un mot. Lucie resta immobile. Que lui arrivait-il ? Il n’avait presque pas parlé depuis son retour, il se comportait bizarrement. Pourquoi avait-il plongé les clés de sa voiture au fond d’un tiroir qu’il avait ensuite verrouillé, alors que d’ordinaire il les laissait toujours sur le dessus du meuble ? Un geste curieux, qui n’avait pas échappé à Lucie.
Son homme cachait quelque chose.
Sharko passa voir les jumeaux, se pencha au-dessus des lits minuscules, le visage fermé. Il n’arrivait pas à sourire, ce soir. Accepterait-il de les voir grandir dans un monde si violent ? Comment les protéger de cette déferlante de haine qui chercherait à les avaler toujours un peu plus ?
Il eut besoin de sentir leur chaleur, alors il posa le bout des doigts sur leurs joues, leur front, leur petit nez retroussé.
Tellement purs.
Puis il se rendit dans sa propre chambre. Là, il tira une grande planche en bois de sous leur lit. Sa locomotive était installée sur sa boucle simple en rails Roco, avec un tunnel et une gare. Il avait déjà rempli le réservoir de butane et mit de l’eau ainsi que de l’huile dans le tender. Il l’avait appelée Poupette.