— Ça a l’air, en effet.
— Tu me connais, tu sais bien que je suis la dernière à croire à ce genre de trucs, toutes ces conneries sur la voyance, la prémonition ou je ne sais quoi, mais là… C’est tellement troublant que ça vienne de l’intérieur de moi. Faudrait peut-être que je creuse le sujet, que je fasse des recherches ou que je voie quelqu’un pour me débarrasser de ce rêve. Je n’en sais rien.
Boris sentait Camille chancelante ces dernières semaines. Depuis sa lourde intervention chirurgicale, la jeune femme semblait glisser sur une longue pente. Souvent plongée dans ses pensées, nerveuse, à la limite de l’explosion. Et tous ces journaux qu’elle commandait aux quatre coins de France et d’ailleurs, datant de la semaine précédant son opération, en témoignaient. Elle s’acharnait, y compris sur son lieu de travail, ce qui lui avait déjà valu quelques remarques désobligeantes de la part de ses collègues ou de sa hiérarchie.
— C’est encore l’affaire Aurélie Carisi qui te perturbe, dit-il calmement. Tu vas mettre du temps à oublier ces images. Ces cauchemars, c’est juste le moyen qu’elles ont de sortir de toi.
L’affaire Aurélie Carisi… C’était Camille qui avait ouvert le coffre de la voiture, au début de l’été, afin de procéder au gel de la scène. Un homme s’était tiré une balle dans la tête sur un sentier forestier. On avait juste cru à un suicide, mais l’individu dépressif avait pris la peine d’abattre auparavant sa fille, huit ans, retrouvée vidée de son sang dans le coffre. Une histoire de divorce qui s’était mal terminé.
Camille avait pourtant l’habitude de voir des cadavres — plus de cinq cents depuis le début de sa carrière, et pas toujours au mieux de leur forme —, mais les enfants, elle ne supportait pas et s’arrangeait toujours pour que quelqu’un d’autre intervienne à sa place. Un psychologue lui dirait certainement que ce blocage était lié à sa propre enfance, sans doute à sa peur de mourir qui l’étreignait depuis toute petite.
— Non, ça n’a rien à voir avec cette affaire, fit-elle. Ce cauchemar, c’est autre chose. La femme de mon rêve, elle a une vingtaine d’années, Aurélie en avait huit. Cette inconnue, elle est très typée, on dirait une Tsigane.
— La petite Aurélie aussi était typée. Et puis, il y avait des mégots de cigarettes dans le cendrier de la voiture du père, et un paquet de clopes sur le siège passager. Faudrait vérifier, mais c’est bien possible qu’il s’agissait de Marlboro Light, paquet de quinze. Comment il dirait, l’autre psychanalyste ? Les rêves ne sont que des symboles, c’est ça ? Il te raconterait qu’une enfant dans la réalité peut apparaître sous les traits d’une femme dans un rêve ?
— Je ne sais pas. Tu as peut-être raison.
Tout en se levant, elle ramassa une grosse sacoche contenant le matériel nécessaire pour une intervention rapide sur le lieu d’un délit : la mallette PTS.
— T’es pas juste venu me faire la causette de si bon matin, je présume ? Qu’est-ce qu’on a ?
— Homicide. Ton boss vient d’être prévenu. Tu te sens d’attaque ?
— Pas vraiment, non, mais je n’ai pas le choix. Il ne faut jamais faire attendre les morts.
2
On ne pouvait pas accéder directement en voiture au lieu où avait été retrouvé le corps.
Boris avait dû garer le véhicule au pied du mont des Cats, situé en Flandres françaises, à un pas de la Belgique. L’endroit était cerné d’autres collines sombres, de dépressions claires, de plaines rases qui se languissaient devant l’horizon. Le soleil qui dominait en arrière-plan ressemblait à un gros œil de chat intrigué, comme celui du Cheshire dans Alice au pays des merveilles.
D’ordinaire, on venait à cet endroit très prisé par les touristes — ces bêtes curieuses existaient aussi dans le Nord — pour y randonner, visiter l’abbaye ou boire de la bière trappiste extra-forte, et non pour tomber nez à nez avec un cadavre.
Camille était accompagnée de deux techniciens de la CIC et de son chef, un maréchal des logis. À quelques mètres, Boris et un autre adjudant ouvraient la marche. Ils eurent à grimper une pente bien raide, à travers un bois clairsemé.
Camille, en bonne dernière, respirait fort et se fatiguait plus que de raison. Il faisait chaud à y laisser sa peau. Un souffle de dragon qui brûlait la plaine sans le moindre grain de vent. La fournaise durait depuis des semaines, et tout le monde attendait avec impatience les orages annoncés, même si ces derniers promettaient d’être extrêmement violents et risquaient de causer pas mal de dégâts.
La jeune femme fit comme si tout allait bien mais elle devinait que la machine s’enrayait franchement au fond de sa carcasse depuis deux ou trois jours. Elle avait déjà eu une alerte la veille au matin, en se levant : une compression anormale de sa cage thoracique, comme si on l’aspirait de l’intérieur. Son cardiologue avait proscrit les efforts intenses et prolongés, mais, si elle ne pouvait même plus grimper une côte à son âge, autant mourir tout de suite.
Heureusement, ils arrivèrent enfin à destination.
Des gars de la gendarmerie de Bailleul étaient déjà sur place. Ils avaient eu pour consigne de préserver un espace d’une dizaine de mètres autour du cadavre, en attendant l’arrivée de la Section de recherches.
Le corps gisait dans l’herbe, un peu en retrait du sentier, et il avait, semblait-il, un extenseur enroulé autour du cou. Il s’agissait, à première vue, d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, portant baskets, short et tee-shirt.
Boris se mit à discuter avec les collègues de Bailleul, tandis que les trois techniciens enfilaient en silence leur tenue de lapin blanc : combinaison intégrale en coton, deux paires de gants, surchaussures, masque à élastique. Le maréchal des logis ayant endossé le rôle de « cocrim » — il avait en charge l’organisation et le travail des TIC —, il veilla à ce que personne n’ait rien oublié. Un petit défaut dans la procédure, et c’était toute l’enquête qui pouvait être remise en cause.
Lourdement chargés de leur matériel, Camille et ses deux collègues attaquèrent leur travail de fourmi, sous les ordres du cocrim. Tendre des rubans « Gendarmerie nationale » entre les arbres tout autour, indiquer le chemin qu’ils empruntaient en direction du cadavre avec des flèches en caoutchouc, disposer des balises numérotées devant chaque élément remarquable de la scène de crime, puis se mettre à fouiner le moindre centimètre carré d’herbe, en décrivant une trajectoire en escargot. Avec les centaines de photos qu’ils allaient prendre, les notes, les croquis, les relevés d’indices, ils en avaient pour la matinée.
— Un problème, Camille ?
Du temps avait passé. Deux heures après leur arrivée, la jeune femme se tenait appuyée contre un arbre. Elle avait baissé sa combinaison jusqu’à la taille et se tamponnait le front avec le dernier mouchoir de son paquet. Sa chemise bleu ciel était trempée. Boris venait aux nouvelles, l’air inquiet.
— Je pète la forme. C’est juste que… je me sens bizarre. Il fait chaud à crever dans ces tenues.
— Tu es très pâle.
— Je sais. J’aurais dû prendre un petit déjeuner, grignoter quelque chose. Je ne m’attendais pas à quitter le bureau. Mais ça va.
Elle se redressa, essaya de se redonner une contenance. Hors de question de montrer trop de signes de faiblesse. Elle n’avait repris le travail que depuis trois mois, après une longue rééducation, et la question d’une réaffectation dans les bureaux, à faire de l’administratif, s’était posée dans les hautes sphères. Camille s’était battue bec et ongles pour défendre son morceau de gras et continuer à aller sur le terrain, au contact des morts.