Il la démarra.
Les bielles, les pistons se réveillèrent, fonctionnels comme au premier jour. La petite locomotive crachota et attaqua le rail dans un sifflement agréable. Sharko la regarda tourner, en passant mécaniquement du cirage noir sur ses mocassins Beryl. Il avait la tête bien trop lourde pour réfléchir à quoi que ce soit, ce soir.
Sur le trajet le menant à la résidence, il avait écouté l’enregistreur numérique trouvé sous le plancher de la chambre. L’horreur à l’état brut. Il était incapable de chasser de son esprit les paroles qui avaient jailli du haut-parleur.
Jamais il n’avait entendu un truc pareil.
Lucie arriva derrière lui et s’assit en tailleur à ses côtés. Elle passa une main dans son cou.
— Qu’est-ce qu’il y a, Franck ? Qu’est-ce qui a pu te mettre dans un tel état ?
Poupette lâchait un minuscule nuage de vapeur blanche, chargée des souvenirs de Sharko. Parfois, ces morceaux de passé étaient agréables, d’autres fois, moins. Ce soir-là, le lieutenant pensa à sa famille disparue, il y a si longtemps… Sa femme, sa petite fille, mortes dans des conditions tragiques. Toujours à cause des mêmes.
Eux.
Eux, des types de la trempe de Macareux.
Il eut mal jusqu’au fond de sa poitrine.
— C’est rien, mentit-il. J’ai juste eu une grosse journée.
Les doigts de Lucie se firent plus entreprenants. Elle massa sa nuque raide, nouée. Franck posa sa chaussure et ferma les yeux, à la recherche d’un apaisement qui ne venait pas.
— Ta nouvelle affaire, je suppose. Explique-moi.
Sharko soupira.
— Pas cette fois, Lucie. Je ne veux pas que tu mettes ton nez là-dedans. Tu dois rester loin de ce dossier.
— C’est si terrible que ça ?
Sharko manqua de répondre que c’était pire encore que ce qu’elle pouvait imaginer.
— C’est juste une affaire qui tombe une veille de 15 août… (Il la regarda dans les yeux.) Et qui ne remet pas en cause notre pique-nique tous ensemble demain. Ni ces crêpes qu’on va manger.
Lucie n’aimait pas ce regard-là. À la fois fuyant et directif.
— Juste une affaire ? Tu parlais d’une fille découverte dans une cavité sous un arbre, ce matin…
— Et alors ?
— Ah oui, on découvre des filles sous des arbres tous les jours, j’oubliais. T’es rentré tard, muet comme une carpe, sans appétit alors que tu dévores d’habitude. Alors non, ce n’est pas juste une affaire qui tombe mal. Il y a quelque chose d’autre. Dis-moi…
Les tempes de Sharko pulsaient, il n’en pouvait plus, avait les nerfs à vif. Il déplia sa grande carcasse et se redressa.
— Laisse tomber j’ai dit, d’accord ? Tu me lâches avec ça et toutes tes questions, ça m’use. T’arrêtes aussi de m’envoyer des SMS à tout bout de champ en me demandant ceci, cela. Pour l’instant, t’es en congé maternité. Maternité, maternel, maman, tu sais ce que ça veut dire ? Cette affaire est confidentielle, tu n’as pas à savoir, OK ?
Lucie resta soufflée. Elle le regarda froidement.
— C’est dégueulasse.
— Qu’est-ce qui est dégueulasse ? De vouloir vous mettre à l’abri tous les trois ? D’empêcher la violence de mes dossiers de pénétrer dans notre foyer ? D’essayer, avec les moyens du bord, de vous protéger des saloperies qui traînent dehors ?
Lucie haussa les épaules.
— Ça fait des mois que je suis enfermée ici, à donner des biberons et à changer des couches à longueur de journée. J’ai besoin de respirer un peu, de savoir ce qui se passe dehors justement. C’est trop te demander ?
— Il se passe autre chose que des meurtres, dehors. Il y a d’autres choses à respirer que du sang et de la merde.
En colère, elle prit son oreiller sur le lit.
— Dors bien, Sharko. Et te lève pas pour les mômes, je m’occupe d’eux cette nuit. C’est mon job de bonne femme au foyer, après tout.
Elle sortit en claquant la porte.
Quelques secondes plus tard, l’un des jumeaux hurla.
Évidemment, son frère l’imita.
14
Mercredi 15 août
Tout le monde dormait enfin à 1 h 30 du matin dans l’appartement, face au parc de la Roseraie.
Tout le monde, sauf Lucie.
Tiraillée par l’envie de savoir. De comprendre ce qui avait pu mettre son compagnon dans un état pareil. La dernière fois qu’elle l’avait vu aussi tourmenté, c’était plus d’un an auparavant, alors qu’ils avançaient tous les deux sur les routes de Tchernobyl[5].
En silence, elle récupéra les clés de voiture que Sharko avait déposées au fond du tiroir. S’il avait rompu ses habitudes à ce point, sans s’en rendre vraiment compte, c’était qu’il cachait quelque chose.
Elle descendit au parking souterrain d’où l’on ne pouvait accéder qu’avec l’une des clés du trousseau. Après avoir allumé la lumière, elle foula le béton luisant, seule, dans cet endroit sinistre où dormaient des dizaines de véhicules. Lucie s’était toujours demandé pourquoi les parkings souterrains n’étaient pas plus gais, colorés. Celui-là ressemblait à une morgue, avec ses emplacements ridicules, ses plafonds écrasants.
Une minute plus tard, elle se tenait face au coffre ouvert de la vieille Renault 25 de Sharko. Leur voiture familiale était garée quant à elle sur le parking extérieur. Du Sharko tout craché, qui préférait mettre à l’abri sa ruine plutôt que leur véhicule récent bourré d’électronique.
Elle remarqua, au fond, une couverture déployée qu’elle tira à elle. Elle découvrit alors une boîte à chaussures poussiéreuse, à proximité d’une paire de gants en latex.
Qu’est-ce que tu caches là-dedans, Franck ?
Elle rapprocha la boîte et en souleva le couvercle. Lorsqu’elle aperçut les sachets en plastique noués, avec leur intrigant contenu — ongles, cheveux… — , elle comprit qu’il s’agissait de pièces à conviction. Et que, donc, il fallait éviter de laisser des traces biologiques. De ce fait, elle enfila les gants et remonta à l’étage avec son butin.
Installée sur le canapé, elle coucha une petite lampe de chevet au sol, de manière qu’elle diffuse une lumière tamisée, puis, après avoir vérifié que Franck dormait, se mit à explorer le contenu de la boîte. Elle s’intéressa d’abord aux photos, qu’elle sortit de leur sachet et étala devant elle.
Il y en avait vingt-quatre, et Lucie s’aperçut vite qu’elles fonctionnaient par deux.
Douze femmes, photographiées de face et de dos.
Douze visages terrorisés observant l’objectif. Des yeux suppliants, des crânes qu’on avait rasés et tatoués, des traits brisés.
Autour, les ténèbres. De la roche, en arrière-plan.
Lucie songea à la raison du départ de Sharko, la veille au matin. Il avait parlé d’une femme découverte dans une cavité, sous un arbre. Avait-il trouvé les onze autres ? Dans quel état ?
Elle imaginait déjà l’envergure de l’affaire. Ce n’était pas du classique, cette fois encore. Elle rageait de ne pas en savoir davantage et poursuivit ses observations. Les femmes étaient du même type. Brunes, une vingtaine d’années, typées roms ou tsiganes. Critère de choix pour le kidnappeur ? Pourquoi ces femmes-là, précisément ? Pourquoi les étranges tatouages sur leur crâne ? Quel en était le sens ?
Les photos prises par-derrière dévoilaient, sur chaque tête, un message incompréhensible. Une ou deux lettres (A et/ou B), puis une étrange succession de chiffres, du genre 05.11–07.08-10.13–01.03. Lucie pensa à des heures, des dates, mais pour certains tatouages ça ne fonctionnait pas. Et pourquoi les lettres juste devant ?