Camille s’intéressa en premier lieu au fichier des personnes disparues, élargit sa recherche à d’autres fichiers et lança des requêtes par date, aux alentours de la semaine du 27 juillet 2011, juste avant sa greffe. Avait-on retrouvé le corps de personnes recherchées cette semaine-là ? Des affaires avaient-elles été résolues à ces dates ?
Camille eut beau interroger les bases de données dans tous les sens, elle ne trouva rien qui pouvait coller. Encore une fois, ses espoirs partaient en fumée. Elle y avait pourtant cru dur comme fer.
Où se cachait sa donneuse ? Elle n’était ni dans les faits divers ni dans les affaires criminelles. Restaient les accidents vasculaires cérébraux et les ruptures d’anévrisme, qui concernaient presque la moitié des dons d’organes. Si la femme qui appelait à l’aide dans ses cauchemars était de ceux-là, alors Camille n’avait aucune chance de la retrouver.
Et pourtant… Camille songea aux faibles pourcentages qui l’accompagnaient depuis sa naissance. Aux coïncidences qui jalonnaient son destin, toutes plus étranges les unes que les autres. Elle se dit que la mort de sa donneuse devait faire partie des cas particuliers, inhabituels.
Et chiotte, se dit-elle finalement, résignée.
La jeune femme s’enfonça dans le fauteuil, déçue, lassée de s’acharner ainsi, jour après jour. À quoi bon, de toute façon ?
Boris se présenta dans l’heure qui suivit, douché, changé, avec un thé sans sucre et un café.
— Tu as fini ?
Camille acquiesça.
— J’ai fermé tous les accès. Merci encore.
Elle prit le gobelet qu’il lui tendit, fatiguée. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, l’oreille dans les coussins pour mieux entendre les battements du cœur. Toute la nuit, il avait pompé régulièrement, sans sursaut, mais parfois, Camille avait eu du mal à percevoir son souffle. Elle s’était alors redressée, haletant, les deux mains sur la poitrine, avec l’impression d’étouffer.
Un véritable enfer au fond de son lit.
Boris ne posa aucune question et enchaîna sur leur affaire :
— Alors, tu as une théorie sur l’ADN d’un type qui s’est pendu six mois plus tôt et qu’on retrouve sous les ongles de notre victime ?
— Je dois t’avouer que sur ce coup-là, je cale.
— J’ai peut-être une solution. J’ai fait quelques recherches à partir de son état civil. Il était fils unique, mais il avait peut-être un jumeau caché. Les jumeaux ont le même ADN. Ça pourrait fonctionner, non ? C’est la seule explication plausible que je voie.
Camille prit un air moqueur :
— Pourquoi pas des cellules de peau congelée qu’on viendrait glisser sous les ongles avec une pince chirurgicale pour nous embrouiller ? Laisse tomber le coup des jumeaux. On a beau retourner le truc dans tous les sens, il faut admettre que pour le moment c’est incompréhensible.
Boris vida son café d’un trait.
— Dans ce cas, je crois qu’une petite visite s’impose. J’ai le nom du docteur qui a dressé l’acte de décès de Blier. C’est Arthur Souvillon, il bosse à l’IML de Lille. Je l’ai joint sur son portable. Il est justement à l’institut en train de se farcir une autopsie.
Elle lui sourit, thé à la main.
— Les cadavres se fichent des jours de congé. On y va ?
Boris lui rendit son sourire.
— J’aime les 15 août comme celui-là.
Une demi-heure plus tard, la Clio de Boris se garait sur le petit parking quasiment vide de l’Institut médico-légal de Lille, en bordure du CHR. La jeune femme connaissait l’immense centre hospitalier par cœur, elle y avait passé son enfance et une bonne partie de l’année précédente. Elle pouvait identifier chaque bâtiment : cet IML où elle venait de temps en temps avec Boris pour assister aux autopsies, l’hôpital psychiatrique juste en face, la crèche, l’hôpital-prison, le service de cardiologie, un peu plus loin. C’était ça, sa vie, son terrain de jeu. Elle aurait tellement préféré avoir des paysages de mer ou de montagne en guise de souvenirs !
Leurs portières claquèrent. Le bitume renvoyait une vapeur brûlante, insupportable, avec cette odeur si caractéristique. Le soleil tapait, et tous les pare-brise éblouissaient. Boris se rafraîchit avec un fond de bouteille d’eau sur le visage en soufflant, puis s’avança vers le bâtiment tout en longueur.
Ils sonnèrent à l’entrée car la porte était fermée, la secrétaire étant en congé. Un homme leur ouvrit : Arthur Souvillon, un brun aux yeux noirs d’une trentaine d’années, que Camille avait déjà croisé à plusieurs reprises sans vraiment lui parler. Elle le trouvait plutôt beau mec, malgré ses traits tirés et son bouc qui semblait avoir été taillé avec un ciseau rouillé. Ils se saluèrent.
— On vous dérange en pleine autopsie ? fit Boris.
Souvillon ôta sa blouse légèrement maculée de sang, la roula en boule et la jeta dans un coin.
— Mon collègue la termine. Un vieux monsieur est apparemment tombé dans son escalier, on l’a retrouvé au bas de ses marches, à moitié scalpé.
— Glauque.
— La routine. Venez, on va s’installer dans mon bureau, à l’étage.
Camille et Boris pénétrèrent dans l’institut médico-légal où, malgré l’odeur, une fraîcheur bienveillante les accueillit. La jeune femme se rendit auparavant aux toilettes. Une fois enfermée, elle souleva sa chemise, son maillot de corps et resserra son pansement dans une grimace. La douleur était cuisante. La peau entaillée avec la lame de rasoir souriait sur plus de quinze centimètres, et avait du mal à cicatriser. Pourtant, Camille n’éprouva aucun regret.
Au moins, elle pouvait hurler son impuissance et sa colère en silence.
Elle grimpa au premier étage. Même s’ils venaient souvent, les gendarmes ne connaissaient pas toute l’équipe et montaient rarement à ce niveau. D’ordinaire, d’après Souvillon, une vingtaine de personnes travaillaient dans ce lieu aujourd’hui quasiment désert, qui accueillait des compétences allant de l’analyse toxicologique jusqu’à l’étude des insectes nécrophages. Les autopsies, quant à elles, étaient réalisées au fond du rez-de-chaussée, le niveau fréquenté par les gendarmes et les policiers.
Une fois installé dans le bureau, Boris entra dans le vif du sujet.
— Nous sommes venus à propos d’un certain Ludovic Blier. Ça remonte à plus de sept mois, mais vous vous en souvenez peut-être : il est mort le 1er janvier de cette année. Des voisins l’ont retrouvé pendu dans son appartement, au sixième étage d’une barre d’immeubles de Lille Sud. C’est vous qui avez rempli l’acte de décès.
Le médecin se tourna vers son écran d’ordinateur et se promena dans des dossiers.
— Une mort violente… Le 1er janvier… Comment ne pas s’en rappeler ? J’ai eu un coup de fil de la Criminelle en plein déjeuner familial. J’étais d’astreinte ce jour-là, alors pas le choix, je m’y suis collé. À croire que je suis abonné au travail les jours fériés.
Très vite, il afficha la photo du pendu. Gros plan sur le haut du corps. Camille était troublée. Elle s’était attendu à une figure d’horreur, mais les yeux du mort étaient fermés, les joues étaient colorées, les traits reposés, comme si l’homme dormait.
— Suicide, si j’ai bonne mémoire, dit Souvillon. Un gars désespéré, au bout du rouleau. Qu’est-ce vous voulez savoir à son sujet ?
— On a retrouvé deux ADN distincts sous les ongles d’un homme tué il y a cinq jours, fit Camille. Et l’un des deux appartient à cet individu.