Sa réponse créa un blanc de quelques secondes. Souvillon caressa son bouc, l’air intrigué.
— Ça alors… (Il réfléchit encore.) J’ai peut-être une explication, mais ça paraît dingue.
— Autre que celle du jumeau caché ? sourit Camille.
Boris la regarda de travers.
— Vous vous doutez bien que nous sommes tout ouïe, répliqua-t-il.
— Ce jour-là, j’ai été prévenu par le SAMU. Blier a été découvert par un voisin qui était passé lui souhaiter la bonne année, il venait juste de se pendre. Les équipes médicales sont arrivées sur place en dix minutes. Quand elles ont débarqué, Blier ne respirait plus mais son cœur battait encore, très faiblement mais il battait. Ils l’ont décroché et intubé, avant de l’amener en réanimation au CHR pour suivre l’évolution de son état. C’est là-bas que je suis intervenu. On a fait deux électroencéphalogrammes à quatre heures d’intervalle, ils étaient plats. Blier était en état de mort encéphalique, donc bel et bien mort. J’ai dressé moi-même le PV de décès sous l’œil d’un deuxième médecin, en trois exemplaires. Mais on ne l’a pas emmené à la morgue, parce que son cœur présentait encore une activité.
Boris fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas bien. Mort, mais pas complètement ?
— Les cas de morts encéphaliques sont toujours difficiles à appréhender, parce que vous avez face à vous quelqu’un qui ne présente aucun signe positif de la mort : il est encore chaud, sa poitrine se soulève avec le respirateur. Disons que les techniques récentes de réanimation ont créé cet état ambigu d’organes encore vivants dans un sujet qui ne l’est plus…
Il prit un bonbon à la menthe et en proposa aux gendarmes. Seule Camille accepta.
— Il devient alors un candidat idéal au don d’organes, poursuivit-il. C’est pour cette raison que les proches, bien souvent, refusent le prélèvement. Imaginez des parents face à un fils mort dans un accident de la route par exemple, mais dont le cœur bat toujours, qui a le teint coloré, qui semble dormir. Qui est encore chaud lorsque vous passez votre main sur son front. On a beau leur dire ce qu’on veut, ils gardent l’espoir qu’il se réveille.
Camille pensait à ce cœur dans sa poitrine, cet inconnu qui, même malade, lui permettait de vivre et dont elle ignorait tout. Y avait-il eu des parents qui, devant leur fille décédée, avaient dit : « Oui, donnez le cœur de mon enfant à quelqu’un » ? Comment s’était passé ce terrible moment où l’on admettait que l’être cher était bel et bien parti, qu’on ne le reverrait plus jamais mais que son cœur continuerait à battre dans la poitrine d’un anonyme ?
— Il faut savoir que la pendaison provoque une anoxie cérébrale, continua le légiste, c’est-à-dire que, à cause de la strangulation, le cerveau n’est plus alimenté en sang et se dégrade très vite, tandis que le reste du corps continue à fonctionner parfaitement. Parfois, les pendus sont sauvés à temps, mais présentent des atteintes au cerveau : ils restent handicapés à vie. Dans d’autres cas, ils sont morts, mais il se peut qu’on parvienne à maintenir en état de fonctionnement les autres organes, comme cela a été le cas pour Ludovic Blier.
Camille écoutait en silence, suçant son bonbon. Elle connaissait tous ces discours autour de la mort. La difficulté d’en cerner la frontière, les comas irréversibles, les grands tunnels blancs que certains prétendaient avoir vus. Elle aussi avait été morte, en quelque sorte. Durant la lourde intervention chirurgicale, son cœur avait été arrêté, son organisme refroidi, le sang avait été sorti de son corps — ça s’appelait la circulation extracorporelle —, mais son cerveau avait continué à fonctionner, sa conscience avait affleuré dans les ténèbres, juste au bord du fameux grand tunnel. Mi-morte, mi-vivante, perchée entre deux mondes, se retrouvant, à un moment donné, sans cœur. Pendant quelques minutes, elle n’avait plus eu son ancien cœur, et pas encore reçu le nouveau. Une situation qui changeait forcément les priorités et la perception du monde.
Souvillon poursuivit ses explications :
— Pour tout vous dire, c’est toujours moi qu’on appelle sur des pendaisons, parce que j’ai des compétences en droit de la santé et que je bosse, en plus de mes activités de médecin légiste, avec le centre de coordination des greffes de Lille. J’interviens partout où il y a des morts violentes qui peuvent aboutir à un don d’organes. Les morts par pendaison ou par balle sont des candidats à ne pas négliger, ils représentent plus de douze pour cent des donneurs. Toute la chaîne d’intervention post mortem, y compris le légiste, est sensibilisée au don d’organes.
Camille trouva curieux qu’il lui parle de don d’organes. Elle n’avait rien à faire entre ces murs, et pourtant elle s’y trouvait. Y avait-il un signe quelconque du destin, encore une fois ? Suivait-elle un chemin invisible qui allait la guider vers ses réponses ? C’était si troublant.
Les faibles pourcentages, pensa-t-elle. Le hasard, les coïncidences qui me poursuivent depuis toute petite…
Le médecin consulta de nouveau son ordinateur et lança un logiciel que la jeune femme connaissait trop bien : Cristal. Elle se pencha un peu plus, mais le spécialiste tapa son login et son mot de passe sans qu’elle puisse les voir.
— Vous avez accès au logiciel de coordination des greffes ? demanda-t-elle. Ici, à l’IML ?
— Un accès restreint, oui, parce que je travaille en étroite collaboration avec l’agence nationale de biomédecine basée à la Plaine Saint-Denis. Mais je peux uniquement obtenir des informations sur les donneurs que j’ai traités. Je ne sais pas où partent les organes ni qui les reçoit… C’est très verrouillé, et anonyme. Juste des codes-barres.
Rien de nouveau sous le soleil, songea Camille. Une fois dans le programme, Souvillon saisit quelques critères de recherche et finit par cliquer sur le nom de Ludovic Blier. Une fiche complexe s’ouvrit, comportant des termes médicaux et des numéros.
— Voilà… Notre pendu n’avait plus de proche famille, il n’y avait personne pour s’opposer au prélèvement d’organes. Il faut savoir que, en matière de dons, qui ne dit mot consent. En d’autres termes, en France, nous sommes tous des donneurs d’organes potentiels, sauf si nous nous inscrivons de notre vivant sur le registre national des refus. Ce n’était pas le cas pour Blier. Nous, on fait tout pour contacter la famille, afin qu’ils prennent l’ultime décision. Mais si personne ne se manifeste, on agit.
Il parcourut la fiche avec attention.
— Je constate que l’équipe de coordination lui a prélevé les reins, les poumons, le cœur, le foie. Bref, la totale. (Il cliqua.) Voilà ce qui m’intéresse, les tissus… Prélèvement des cornées, des têtes fémorales, des os massifs, et, surtout, de la peau du dos, de l’arrière des cuisses et des bras… Tous ces éléments partent en général à la banque de tissus qui se trouve sur le CHR, en vue de greffes à plus ou moins long terme.
La connexion se fit immédiatement dans la tête des gendarmes : la greffe de peau. Camille s’en voulait de ne pas avoir trouvé la solution d’elle-même, car elle était plus que concernée. La greffe… La greffe était la clé de leur problème insoluble d’ADN.
— Celui qui a assassiné Arnaud Lebarre aurait été greffé avec la peau du pendu, annonça-t-elle en fixant Boris. C’est pour cette raison qu’on a retrouvé l’ADN de Blier sous les ongles de notre victime.
Le médecin acquiesça.
— C’est la seule solution que je voie, en effet. De manière générale, lors d’une greffe de peau, on utilise le propre épiderme du patient : on lui prélève des morceaux de peau restés intacts pour réparer les zones endommagées. L’autogreffe évite les rejets. Mais, dans certains cas, la surface de peau intacte n’est pas suffisante.