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Dès que Sharko eut quitté l’appartement pour se rendre au 36, aux alentours de 9 heures, Lucie s’était jetée sur l’ordinateur.
Elle n’avait pas bien dormi, songeant aux mystérieux chiffres du carnet toute la nuit. Armée d’un stylo et d’un papier, elle venait de parcourir, une à une, les douze pages manuscrites, et avait noté les chiffres ou les symboles « / » ou « . » à chaque fois qu’elle les croisait, dissimulés parmi les innombrables cercles imbriqués.
Pour la première page du carnet, elle avait obtenu la séquence suivante :
Si les séries de chiffres étaient différentes d’une page à l’autre, elle remarqua néanmoins une régularité. Chaque fois, Lucie dénichait quarante-quatre chiffres par page, séparés par trois barres obliques.
Elle nota : « Bloc de 16 chiffres/de 10 chiffres /de 9 chiffres avec un « . » /de 9 chiffres avec un « . »
Ces codages cachaient forcément quelque chose d’important, et étaient cohérents pour leur auteur.
Douze lignes codées, douze photos, douze femmes différentes…
Lucie réfléchit et afficha une photo de victime, au hasard. Les chiffres étaient présents là aussi, à l’arrière du crâne rasé : B-02.03–07.08-09.11–12.15. Elle ne tint pas compte de la lettre et compta le nombre de chiffres. Seize, exactement. Comme sur le premier bloc.
Elle rechercha donc la séquence 0203070809111215 dans ses notes toutes fraîches. Elle eut une poussée d’adrénaline lorsqu’elle découvrit les seize chiffres du tatouage sur le premier bloc de l’une des lignes, la dernière en l’occurrence.
Ainsi, chaque ligne trouvée dans le carnet correspondait bien à une fille en particulier. L’auteur du codage n’appelait pas ses proies par leur nom, mais par le numéro du tatouage qu’elles avaient sur le crâne.
Des numéros, du bétail. Elles n’étaient rien pour lui.
Lucie fut parcourue d’un frisson.
Chaque début de ligne, donc, faisait référence à une fille. Lucie s’intéressa au bloc suivant, « 1411102100 »
, et comprit assez vite qu’il s’agissait de dates et d’heures bien précises. Dans ce cas-là, le 14-11-2010, 21 h 00.
Sur une autre feuille, elle nota, analysant ainsi chaque ligne et recopiant la ou les lettres :
B 14 nov 2010-21 h 00,
B 21 déc 2010-2 h 00,
AB 4 janv 2011-23 h 30,
B 1er fév 2011-22 h 40,
AB 24 fév 2011-00 h 30,
AB 26 mars 2011-23 h 30,
AB 15 avril 2011-1 h 00,
B 3 mai 2011-2 h 00,
B 16 mai 2011-00 h 00,
AB 7 juin 2011-3 h 00,
B 9 juillet 2011-1 h 30,
B 10 août 2011-1 h 00.
Des dates qui croissaient dans le temps au fil des douze lignes. Des heures tardives, en pleine nuit. Environ quelques semaines d’écart chaque fois.
Une identité représentée par des chiffres, une date, une heure… Probablement la date de l’enlèvement. Dans ce cas, comment le kidnappeur choisissait-il ses victimes ? Vu leur ressemblance sur les photos, le critère physique, l’origine sociale jouaient un rôle, c’était évident.
Un enlèvement par mois, parfois deux, ça faisait beaucoup. Comment l’homme abordait-il ses proies ? Les observait-il longuement ? Les connaissait-il ? Ce salopard était-il un séducteur ?
Lucie revint aux lignes. Restaient les deux derniers blocs, sur lesquels elle cala. Des nombres compliqués à virgule. Elle chercha un point commun : certains nombres revenaient d’une ligne à l’autre. Le « 06.1529374 » se trouvait par exemple sur plusieurs pages différentes.
Lucie n’eut pas le temps de prolonger ses réflexions. Franck était de retour et mettait sa clé dans la serrure. Lucie ferma en catastrophe les fichiers photo et cacha ses notes sous un tas de feuilles. Elle fit mine de consulter ses mails, et leva les yeux vers Sharko lorsqu’il se présenta avec du pain et un bouquet de fleurs. Il lui tendit les roses.
— Pour hier…
Lucie prit le bouquet et plongea son nez dans les pétales.
— Elles sentent bon. Moi aussi, je me suis emportée. Je suis désolée.
Ils s’embrassèrent.
— C’est sympa d’être revenu pour passer la journée avec nous, fit Lucie. Mais tu pouvais rester au bureau. J’ai toujours l’impression que cette affaire est vraiment importante.
— Tu veux te débarrasser de moi, ou quoi ? Elle n’a rien d’important, je te l’ai dit.
Il mentait comme un arracheur de dents, mais Lucie ne lui en tint pas rigueur.
— Très bien. Dans ce cas… Pique-nique !
L’expédition se mit en route peu avant midi. Ils passèrent une bonne journée loin de Paris, au soleil, au bord de l’eau, à manger des sandwichs, boire du lait, les jumeaux couchés dans leur double poussette, crème solaire, petit bonnet sur la tête. Le bonheur simple d’une journée en famille.
Sharko souriait, plaisantait, mais parfois son regard se troublait, et alors il fixait le lac, caressant ses mocassins du bout du pouce, sans un bruit, tel un vieux pêcheur nostalgique, comme rattrapé par ses démons. Lucie comprenait qu’à ces instants-là il pensait à son affaire, à toutes ces filles, et que dans sa tête résonnaient les sinistres paroles du monstre.
L’autre fois, j’ai vu des grenouilles vertes dans un vivarium. Je les imaginais dans leur étang, glisser sur le fil de mon bistouri affleurant la surface de l’eau et s’ouvrir le ventre…
Lucie non plus ne profitait pas complètement de leur journée. Les chiffres et les cercles concentriques du carnet tourbillonnaient dans sa tête.
Pourquoi les marquait-on de la sorte ?
La solution des chiffres qu’elle cherchait depuis la matinée lui vint au retour vers Paris, lorsque Sharko entra l’adresse de leur résidence dans le GPS.
Des coordonnées numériques s’étaient affichées au bas de l’écran.
Des nombres à virgules, comme sur les notes du tueur.
Lucie comprit alors que les deux derniers groupes de chiffres qu’elle avait recopiés pour chaque ligne représentaient certainement l’indication des lieux. Une longitude et une latitude.
Cette nuit-là, elle attendit que Sharko s’endorme. Alors, elle se leva sans bruit et, seule dans le salon, se précipita de nouveau sur l’ordinateur.
Sur les douze pages, elle n’avait repéré que trois groupes de coordonnées différents. Donc, a priori, trois lieux distincts cachés dans les pages du carnet. À cran, elle se connecta à GoogleMaps et compléta les parties latitude et longitude.
Elle valida une première fois. Un point s’afficha sur la carte, en pleine forêt d’Halatte, dans l’Oise.
Ça fonctionne.
Lucie entra les coordonnées suivantes, puis les dernières. Les trois lieux se situaient tous en forêt d’Halatte, espacés d’un ou deux kilomètres. Elle imprima la carte.
Douze filles tatouées, des dates, trois lieux différents. Lucie pensait depuis le début que les informations correspondaient aux enlèvements, mais vu la localisation isolée en forêt, ça ne collait pas vraiment, aucune fille n’étant susceptible de traîner là à des heures pareilles. À moins qu’on ne leur ait fixé un rendez-vous ?
Et s’il s’agissait de dates et des lieux où il tuait ses victimes ? Ou alors, de là où il les enterrait ? La plupart des tueurs en série gardaient une trace écrite des endroits où ils se débarrassaient des corps. Pour revivre leurs fantasmes, et les déterrer de temps en temps. Ou simplement parce qu’ils en tuaient trop et voulaient pouvoir se rappeler leurs victimes.