C’était aussi pour cette raison, peut-être, qu’il avait crypté les données dans son carnet. Question de sécurité. Et parce que ces salopards adoraient toute forme de jeu.
Pensive, Lucie se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle resta là quelques secondes, silencieuse. Les rues étaient désertes, les lumières des appartements alentour toutes éteintes… Les gens étaient plongés dans leurs rêves. Ou leurs cauchemars.
Elle consulta sa montre, puis revint vers l’ordinateur. Elle effaça l’historique du navigateur Internet et le ferma, dissimula les plans imprimés sous des livres de la bibliothèque et retourna se coucher comme si de rien n’était.
Le flic solitaire qui sommeillait en elle venait de briser la coquille maternelle.
L’instinct de prédation avait pris le dessus sur les gènes.
18
Camille se dit que la réponse à ses questions se trouvait peut-être là, sous ses yeux.
Entre les deux lamelles de verre.
La biopsie. Concentré d’ADN de son donneur.
Comment avait-elle pu ne pas y songer avant ? Commencer par le plus simple, le plus évident. Faire une recherche du profil génétique du cœur dans le fichier national des empreintes génétiques, le fameux FNAEG commun à la police et à la gendarmerie. Peut-être y aurait-il une correspondance avec une personne fichée ? C’était assez peu probable, mais c’était cette faible probabilité qui l’intéressait, justement.
À 14 heures, elle avait réussi à joindre par téléphone Frédéric Crombez, un technicien en biologie du LPS[6] de Lille qu’elle connaissait depuis le lycée. Il ne travaillait pas ce 15 août, mais sur l’insistance de Camille il s’était rendu au laboratoire, boulevard Vauban, pour passer les petits amas de cellules du cœur inconnu sous les machines sophistiquées. Sans requête, sans procédure. « Au black », comme on dit.
Quelques heures plus tard, avec la promesse de lui offrir un restau — et au terme duquel il était persuadé de la mettre dans son lit —, Camille sortait du bâtiment avec un papier très important dans la main : le fameux profil génétique de son donneur. Son code-barres unique, qui l’identifiait, lui, parmi cette grande colonie de sept milliards d’individus.
En cette fin de journée, elle prit le métro place de la République. Assise dans son coin, elle regarda la courbe du profil génétique encore inconnu, les pics, les creux, les ensembles de données. C’était si curieux, de détenir le code de fabrication d’une personne, sans connaître la personne elle-même.
Elle arriva à Villeneuve-d’Ascq une demi-heure plus tard. Pressée, elle se rendit directement à l’appartement de Boris, situé de l’autre côté de la caserne par rapport au sien. Elle sonna, personne ne répondit. 15 août ou pas, Boris devait, comme chaque mercredi soir, soulever de la fonte en solitaire. Le footing du matin ne lui avait pas suffi.
Effectivement, elle le trouva dans la salle de sport, où traînait du matériel de musculation. Les grands pans en Plexiglas avaient accumulé de la chaleur toute la journée, transformant l’endroit en fournaise. Malgré tout, Boris était allongé sous une barre de développé-couché, short très court et torse nu, et finissait une série de dix. Lorsqu’il aperçut Camille, il ôta ses écouteurs et renfila immédiatement son débardeur posé au sol.
— Merde ! Depuis quand t’es là ?
— Très longtemps. Tu peux rester torse nu, tu sais ? Ça brille et c’est sans poils, j’aime bien.
Elle ne sut dire s’il était rouge à cause de l’effort ou par excès de pudeur. La sueur coulait sur ses tempes, et il haletait. Il ôta des poids de chaque côté de sa barre, haussant les épaules. Camille s’approcha, les mains croisées dans le dos.
— T’as pu préparer la requête au juge pour notre greffé ? demanda-t-elle.
— Oui, elle part demain à la première heure. S’il est réactif, c’est faxé le jour même sur le bureau du directeur de l’agence de biomédecine. Et on aura très vite le nom de notre assassin.
Boris but une gorgée d’eau, les mains enfoncées dans des mitaines en cuir.
— Et toi, tu prépares tes valises pour Argelès ?
— Oui. Bien possible que je me mette en route demain ou vendredi, ça évitera les bouchons du week-end. Au cas où, je te donnerai les clés de mon appartement pour Brindille.
— Demain ou vendredi ? Mais tu bosses, normalement, non ?
— Je m’en fiche.
— Toi, tu t’en fiches ?
Boris la regarda d’un air perplexe. Elle avait décidément de drôles de réactions depuis quelque temps. Elle l’aida à ôter des poids de ses barres.
— Écoute Boris, j’ai une dernière chose à te demander.
Après avoir vissé le bloqueur, elle lui tendit le papier qu’elle avait apporté. Le gendarme le considéra et fronça les sourcils.
— Un profil génétique. Tu veux que…
— … que tu jettes un œil dans le FNAEG, oui. Pour voir si ce profil nous ressort une identité précise.
Le lieutenant s’assit sur son banc, le papier entre les mains.
— Alors c’est ça qui t’a perturbé à l’IML, et dont tu m’as parlé dans la voiture : l’histoire de la chimère… T’as maintenant l’idée de passer par le FNAEG pour retrouver ton propre donneur, c’est bien ça ?
— Je pense plutôt qu’il s’agit d’une femme. Des millions d’individus sont fichés là-dedans. Un enregistrement ressortira peut-être ?
— Peut-être ou peut-être pas.
— Faut essayer.
— Mais tu sais ce que ça implique si on trouve une correspondance ? Que ta donneuse a commis une infraction qui peut aller jusqu’au meurtre.
— On prélève aussi l’ADN des personnes disparues ou de leurs proches, des cadavres non identifiés, ou de suspects qui ne sont pas forcément coupables. Même le nôtre en fait partie puisqu’on se rend en permanence sur des scènes de crime et qu’on les contamine. Il n’y a pas que des personnes mauvaises, dans ce fichier.
Boris secoua la tête.
— Non, pas que. Disons quatre-vingt-quinze pour cent.
— Justement, il reste cinq pour cent. Et je suis abonnée aux faibles pourcentages.
— Écoute Camille, il vaut peut-être mieux arrêter, laisser ces portes-là fermées… Je ne veux pas faire ça.
Camille lui reprit sèchement le papier des mains.
— Merci de ton aide. On se voit dans quinze jours. Si tout va bien.
Elle s’éloigna d’un pas rapide, en colère. Boris hésita. Il passa sa serviette en éponge autour de son cou et la rattrapa.
— Tu ne lâcheras jamais, hein ?
— J’irai au bout. Si ça ne fonctionne pas, je te garantis que je me rends à l’agence de biomédecine avec un flingue pour obtenir un nom. Je n’ai plus rien à perdre.
Boris était incapable de savoir si elle plaisantait ou non. Elle n’en avait pas l’air.
— Hormis ton job, certes, tu n’as plus rien à perdre. C’est incompréhensible, ton acharnement.
— Tu ne vis pas grâce à la mort d’un autre. Tu ne fais pas ces cauchemars. Et puis…
— Et puis quoi ?
— Rien.
Elle baissa les yeux. Il sourit. Un sourire craquant.
— Allez, suis-moi, on va aller lui faire la peau, à ton profil.
Ils entrèrent dans les locaux de la Section de recherches, remontèrent les couloirs déserts, grimpèrent à l’étage pour se retrouver dans le bureau de Boris. Normalement, il fallait l’accord du substitut du procureur pour consulter le FNAEG, mais Boris et ses collègues outrepassaient de temps en temps le règlement. Ils consultaient d’abord et récupéraient la requête du magistrat ensuite.