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Le lieutenant se mit devant son ordinateur, tapa des codes et se connecta sur le serveur situé à Écully, près de Lyon. Camille lui posa une main sur l’épaule.

— Merci.

— Merci, ouais. J’ai horreur de ça, et j’espère que je ne fais pas une connerie. Donne-moi le profil.

Il rentra les données dans le logiciel, lança la recherche et lui tendit des pièces de monnaie.

— Ça mouline. T’as le temps d’aller te prendre un thé et pour moi, un Coca… Light s’il te plaît.

— Quelle orgie… Au fait, tu étais très plaisant à regarder dans l’effort. Tu dois avoir un cœur solide, parfaitement irrigué et musclé, et des ventricules qui carburent comme les soupapes d’une Corvette Daytona 1979. J’adore ce genre de carcasse !

Elle disparut, donnant l’illusion d’être détendue, mais c’était tout le contraire. Une vraie pile électrique. D’ici quelques minutes, le cœur malade allait peut-être se voir associer un visage, une identité. Le mystère des appels au secours serait levé.

Devant le distributeur, Camille se tordit soudain de douleur, comme si ses côtes se plantaient dans ses muscles. Elle s’appuya contre le mur, les deux mains sur la poitrine. Le sang pulsait, les battements cardiaques étaient assourdissants, pareils aux rythmes d’un tam-tam. Le cœur hurlait, se révoltait, en lutte contre ce ciment qui l’enrobait progressivement.

Le calvaire cessa au bout de quelques secondes. Camille se redressa avec difficulté, tout endolorie. Elle crut bien qu’elle allait de nouveau s’effondrer. Les pièces de monnaie avaient roulé au sol.

D’une main tremblante, elle les ramassa et sélectionna les deux boissons dans des machines distinctes. Peut-être aurait-elle dû être au volant de sa voiture et se fracasser contre un arbre, pendant la crise. Au moins, tout serait terminé.

Plus de souffrance, plus d’obsessions, plus de peur de mourir.

Elle prit une grande inspiration avant de retourner dans le bureau de Boris. Il était immobile face à son écran, la bouche mi-ouverte comme s’il venait de gober une mouche. Elle se figea.

— Tu as une réponse, c’est ça ?

Il acquiesça. La jeune femme s’approcha. Elle tremblait tellement que son thé déborda du gobelet et lui brûla la main. Elle manqua de le lâcher et le déposa en catastrophe sur le bureau, avec le Coca.

Elle allait enfin savoir.

— Qui est-ce ? Dis-moi.

— Tu t’es planté, ce n’est pas une femme. Ton donneur s’appelle Daniel Loiseau. Trente et un ans.

La jeune femme accusa le coup.

— Un homme, répéta-t-elle. Merde, j’étais persuadée que…

Elle se tut, pensive, tandis que Boris décapsulait sa canette.

— Et… qu’est-ce qu’il a fait de mal ?

— Rien. Il bossait au commissariat d’Argenteuil, banlieue parisienne… Abattu d’une balle en pleine tête lors d’une intervention qui semblait banale, d’après le PV que j’ai retrouvé. Un camé qui lui a tiré dessus. Tu connais la date, évidemment : le 27 juillet 2011, l’avant-veille de ta greffe.

Il soupira et lâcha :

— Ma grande, t’as le cœur d’un flic.

19

Jeudi 16 août 2012

Camille avait décidé de prendre la route très tôt le lendemain, à 6 h 30.

Dans son coffre, elle avait fourré quelques affaires pour les vacances : ses inséparables immunodépresseurs rangés dans leur semainier, son métronome, des livres, des shorts, tee-shirts, chaussures de marche, tongs taille 43, vêtements d’été, mais pas de maillots de bain. Elle détestait les plages.

Boris se chargerait de Brindille, il avait les clés de l’appartement et accès au stock de nourriture. Elle n’avait pas encore prévenu ses parents qu’elle risquait d’arriver plus tôt que prévu. Ça dépendrait de ce qu’elle apprendrait aujourd’hui.

Elle avait décidé de se rendre au commissariat d’Argenteuil. Elle avait rendez-vous à 9 h 30 avec un certain Patrick Martel, un collègue de Daniel Loiseau. Elle avait récupéré son numéro de téléphone en appelant le commissariat la veille, après s’être présentée en tant qu’adjudant de gendarmerie mais en donnant une fausse identité. Elle voulait agir incognito.

À Martel, elle avait dit bosser sur une affaire importante en rapport avec Loiseau. L’homme avait voulu en savoir davantage, mais Camille avait prétexté préférer lui parler de vive voix.

La jeune femme se sentait à la fois nerveuse et soulagée. Cette quête qu’elle menait depuis si longtemps avait enfin abouti : elle portait le cœur d’un lieutenant de police de trente et un ans. Un homme qui était mort dans l’exercice de ses fonctions. Qui avait sans doute laissé derrière lui une famille anéantie par sa disparition. Un horrible décès qui lui avait permis, à elle, de vivre, de continuer à respirer.

La gendarme n’en savait pas beaucoup plus sur son donneur pour le moment. À quoi ressemblait-il ? Avait-il eu une femme, des enfants ? Camille s’interrogeait depuis la veille et n’avait d’ailleurs presque pas dormi encore une fois. Elle pensait évidemment à son cauchemar. Daniel avait-il enquêté sur une affaire impliquant la jeune femme de son rêve ? L’avait-il retrouvée enfermée quelque part ? Cette fille était-elle encore vivante aujourd’hui ?

Elle allait peut-être bientôt avoir des réponses.

À cet instant précis, elle se sentit proche de Daniel, même si elle ne connaissait de lui que ce cœur malade. Encore un étrange coup de dés du destin. C’était tellement curieux qu’un gendarme récupère l’organe d’un policier qui avait presque le même âge qu’elle. Un homme qui avait décidé de servir la loi et la République, comme elle.

La circulation se densifia après le passage du péage de l’autoroute A1 avant Paris, mais restait relativement fluide. Soit les gens étaient partis le 15 août, soit ils se mettraient en route à partir du lendemain soir, leurs voitures bondées. Après une nouvelle année de promesses illusoires, de crises et de galères, chacun avait besoin de relâcher la pression.

Climatisation à fond, Camille gagna Argenteuil aux alentours de 8 h 30. Elle était largement en avance. Grâce aux recherches de Boris, elle savait que Daniel avait été enterré au cimetière du Val-Notre-Dame. Elle y fit un détour après être passée chez un fleuriste. Elle trouva rapidement la tombe, un bloc de marbre gris et rose avec quelques plantes artificielles, des chrysanthèmes complètement brûlés et un vase rempli de petits cailloux blancs. Il n’y avait que deux plaques funéraires, « À notre neveu », et une autre, « À notre collègue et ami… ».

Camille s’approcha, passa ses doigts sur la seconde partie de l’inscription : « Tu resteras dans notre cœur », et regroupa ses mains devant elle, face à la stèle décidément bien vide. Pas de famille ? Aucun mot des parents ?

Elle sentit malgré elle les larmes monter. « Tu resteras dans notre cœur. » C’était si étrange de se dire qu’une partie de l’être qui reposait au fond du trou était là, en elle. Elle leva les yeux vers les arbres, en arrière-plan, et s’excusa de posséder son cœur, de vivre alors que lui, Daniel, était parti tellement loin.

— Je n’ai pas su prendre soin de ton cœur, murmura-t-elle en essuyant une larme. J’en suis tellement désolée…

Elle nettoya la tombe, jeta les fleurs fanées, répartit ses kalanchoés dans le vase. Il régnait dans le cimetière un calme qui lui fit du bien et lui permit de se recueillir. Puis elle regagna son véhicule, la poitrine bien lourde.