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À 9 h 35, elle se présentait à l’accueil du commissariat sous le nom de Cathy Lambres, en tenue de gendarme, son grade d’adjudant bien visible, et annonça son rendez-vous avec Patrick Martel. Comme à la caserne de Villeneuve-d’Ascq, les locaux n’étaient pas très peuplés en ce jeudi matin. Et puis, il était encore tôt. Flics ou gendarmes, même sauce, mêmes envies de retarder la rentrée de septembre, qui débarquerait avec son lot d’emmerdements.

Le lieutenant de police la reçut dans son bureau, au premier étage. C’était un homme à l’air plutôt sympathique, la bonne quarantaine. Il avait les yeux vairons, l’un marron, l’autre bleu. Camille était toujours troublée lorsqu’elle croisait ce genre de regard. Chaque œil avait son histoire.

Il l’accueillit chaleureusement, lui proposa un café auquel elle préféra un thé et la pria de s’asseoir.

— C’est plutôt rare de voir la gendarmerie en nos locaux. Vous venez de quel coin, déjà ?

— Nantes, mentit Camille. Section de recherches de la caserne Richemont.

Martel plongea les lèvres dans son café.

— La Section de recherches, ici… Bon, parlez-moi de votre affaire. Quel est le rapport avec Daniel ?

Camille avait finalement décidé de jouer franc-jeu. Elle devait y aller cash, sans détour, par manque de temps.

— Il n’y a pas d’affaire. Si je viens ici, c’est pour raisons personnelles. Vous étiez bien le plus proche collègue de Daniel ? Celui qui le connaissait le mieux ?

— Vous m’intriguiez déjà au téléphone, vous m’intriguez encore plus maintenant… Oui, j’étais son plus proche collègue. Daniel bossait juste à côté, on buvait des coups et on mangeait ensemble.

Son regard se fit nostalgique. Les flics avaient du mal à se remettre de la disparition de l’un des leurs dans le cadre de ses fonctions. Camille le coupa dans ses pensées.

— Très bien. J’ai besoin de votre parole : ce que je vais vous confier doit rester entre vous et moi. Ni vos collègues, encore moins la famille de Daniel, ne devront savoir.

— Ça dépend de ce que vous avez à mettre sur la table.

Camille fixa l’œil bleu.

— Le 27 juillet 2011, Daniel est mort à 20 h 20, tué dans l’exercice de ses fonctions. Le 29, à 5 h 10 précises, je recevais son cœur.

Elle posa sa main sur sa poitrine.

— Daniel est ici. Son cœur bat en moi.

Patrick Martel resta bouche bée. Il se recula sur son siège et, après une période de vide absolu, il réagit enfin.

— Excusez-moi. Mais c’est tellement…

— Je sais.

Le lieutenant de police fixa longuement Camille, sans bouger, abasourdi. Il finit par rompre le silence :

— On a su par le médecin légiste que ses organes avaient été prélevés. Qu’ils étaient partis quelque part, mais jamais je… (Il secoua la tête.) Je veux dire, c’était abstrait, cette histoire de don d’organes. En maintenant, vous êtes ici, face à moi, avec son cœur qui bat en vous. C’est tellement extraordinaire.

— Il n’est pas une journée sans que j’y pense, croyez-moi. Je cherche Daniel depuis plus de six mois. Je voulais savoir qui il était, comment il avait vécu. Je voulais donner un visage à ce cœur. Ne me demandez pas pourquoi. C’est ainsi, et ça a tourné à l’obsession.

Elle but une gorgée de thé qui lui parut bien fade. Martel se détendit un peu, fouilla dans son tiroir et en ressortit une photo qu’il tendit à Camille.

— C’est nous deux, là, dans la cour du commissariat.

Le cœur battit plus vite dans la poitrine de Camille, comme s’il réagissait. La jeune femme se sentit bizarre. Son donneur avait des yeux d’un noir extraordinaire, comme deux trous dans la photo. Il est difficile de décrypter des regards figés, mais Camille y lut de la malice, du mystère aussi. Loiseau était un petit brun, cheveux courts, assez chétif, pas spécialement beau, mais avec une vraie présence.

Une cigarette pendait à ses lèvres.

— Il fumait, murmura Camille.

— Oui, il n’était pas un gros fumeur, surtout une vraie cafetière. S’il ne buvait pas quinze cafés ultra-sucrés par jour, il n’en buvait pas un. Pourtant, il ne laissait jamais traîner une tasse, un grain de sucre ou un mégot. Son bureau était aussi nickel qu’un bloc chirurgical. On l’appelait « Monsieur Propre », à la Crim.

Il sourit mais l’œil marron palpita. Son visage retrouva vite un air de tristesse.

— Il n’aurait pas dû se trouver sur les lieux, ce soir-là. Une intervention banale, il rend service parce qu’un collègue est malade. Et boom, un pruneau en pleine tête… Ça nous a fait sacrément mal, à tous.

Son front se plissa.

— C’était d’autant plus terrible qu’il parlait d’arrêter le métier. Il voulait poser sa démission, partir sur autre chose, commencer une nouvelle vie.

— Quel genre de vie ?

— J’en sais rien. Mais plaquer la police, en tout cas. À trente et un ans, quand même… Il n’avait que sept ans de service derrière lui.

— Et toute la vie devant lui.

Camille voulut lui rendre la photo.

— Gardez-la, dit-il. J’en ai d’autres.

— Merci. Et Daniel n’avait pas de famille ?

— Sa mère était décédée quelques années plus tôt, et il ne côtoyait plus son père. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de problèmes pour le don d’organes, le vieux a dit : « Faites ce que vous voulez. » Vous vous rendez compte ? Presque personne de sa famille n’est venu à l’enterrement, hormis une tante ou deux. C’était bien triste.

Martel vida son gobelet et le jeta à la corbeille.

— Il n’avait pas de femme ni d’enfant. Tant mieux, finalement.

— Pas même de petite amie ?

— Niveau filles, c’était un célibataire pur et dur. Il avait un vrai blocage à ce niveau-là. Les femmes, il était incapable de les aborder, il bafouillait face à elles. On a bien essayé de le caser, mais il était trop timide. Pas fait pour ça, si vous voulez… Et puis je crois qu’il s’en fichait.

L’œil bleu sourit.

— Sacré coup du destin qu’une femme ait récupéré son cœur, et que ce cœur batte pour vous. D’une certaine façon, vous êtes mariés, tous les deux.

Camille acquiesça poliment, même si l’image la dérangeait.

— Il était petit, chétif, vous êtes grande et plutôt costaud, constata Martel. Ça n’a pas posé de problème de… dimensions de cœur ? Excusez-moi, je n’y connais rien et…

— Les hommes ont à la base un cœur plus gros que celui des femmes. Je suppose que cette différence a compensé la petite carrure de Daniel. Sinon non, le cœur n’a ni sexe, ni religion, ni couleur. Les médecins essaient juste de greffer des cœurs compatibles — il faut notamment le même groupe sanguin et un truc compliqué avec des antigènes — de personnes qui ont à peu près le même âge. On ne va pas donner un cœur de soixante ans à un jeune de vingt ans, en gros. Même des organes de personnes malades — VIH, hépatite — peuvent sauver d’autres personnes atteintes des mêmes pathologies et en attente d’une greffe. Daniel avait un groupe sanguin aussi peu répandu que le mien, c’est pour ça que ça a… fonctionné. Ça répond à votre question ?

— Parfaitement. C’est… admirable.

— Et sinon, Daniel vivait dans le coin ?

— Il habitait un petit appartement ici même, à Argenteuil. Son père l’a revendu quelques semaines après sa mort, à ce que j’en sais. Ce vieux con n’a pas perdu de temps.

Camille avait tant et tant de questions à poser. Elle essaya de se concentrer sur l’essentiel.

— Et au travail, il était comment ?

— Assez acharné, je dois dire. Il aimait aller au bout des choses, il ne lâchait rien et faisait toujours partie des derniers à sortir du bureau. Il ne comptait pas ses heures. C’est pour cette raison que ça m’a fait un choc quand il a annoncé qu’il partirait. Ce métier, il l’aimait bien.