Camille observa de nouveau la photo. Sa main tremblait un peu, tant elle était émue. Daniel l’invitait à la rencontre, de ses grands yeux intrigants. Il lui souriait, l’appelait.
— Il était impulsif ? Ça lui arrivait de s’énerver pour un rien ?
— Assez, oui. Disons qu’il ne fallait pas marcher sur ses plates-bandes.
— Il fumait des Marlboro Light, paquets de quinze ?
Le lieutenant de police se pencha vers l’avant.
— Non, des roulées. Pourquoi toutes ces questions bizarres ?
Camille éprouva une petite déception.
— J’ai eu moi-même envie de fumer des cigarettes, il y a quelques jours. Pourtant, j’ai horreur de l’odeur du tabac, et je n’ai jamais fumé de ma vie.
Martel resta muet quelques secondes.
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ?
— Que, malgré cette différence de marque, j’ai l’impression d’avoir des sensations, des envies et des souvenirs qui lui appartenaient.
— Merde. Ça alors.
Camille décida que c’était le moment de se confier à cet inconnu. Elle n’avait pas vraiment le choix.
— C’est aussi pour cette raison que je suis venue vous voir. Depuis quelque temps, je fais un cauchemar récurrent. Je vois une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui semble retenue prisonnière, et qui appelle à l’aide.
Le lieutenant de police se recula sur son siège.
— Vous… Vous seriez en train de voir certaines choses par les yeux de Daniel ?
— Par son cœur, plus précisément. Je sais, c’est dément, abracadabrant, tout ce que vous voulez, et en temps normal je serais bien la dernière à y croire. Mais aujourd’hui je suis ici, face à vous, à me confier… Et j’ai besoin de comprendre.
— Vous pensez que ça aurait un rapport avec l’une de ses affaires ? demanda-t-il.
— Je crois, oui. Cette femme, c’est à moi qu’elle s’adresse. Et donc à Daniel.
Martel réfléchit :
— Daniel bossait à la Crim. Les meurtres, c’était son quotidien. Des cadavres, il en a vu. Il en a traité, des sales affaires, depuis qu’il travaillait ici. Difficile de vous en dire davantage avec les éléments que vous me donnez. Vous n’avez rien de plus précis ? Sur l’endroit où cette fille apparaît, par exemple ?
— Non. J’ai (Camille ferma brièvement les yeux) le visage de cette fille devant moi. Elle est jeune, jolie, longs cheveux noirs, yeux noirs. Elle est typée, on dirait une Rom, une Tsigane, dans ce genre-là. Et…
— Attendez. Une Rom, vous dites ?
Il avait réagi au quart de tour, ses pupilles s’étaient dilatées. Camille sut sur-le-champ qu’elle tenait quelque chose.
— Ça vous parle ?
— Oui. C’est une étrange affaire, qui doit remonter à… au moins deux ans. Pour des raisons d’effectifs et d’organisation à ce moment-là, Daniel a été placé sur une enquête concernant des cambriolages qui s’étendaient sur Argenteuil et les villes adjacentes. Attendez deux minutes, je reviens.
Il sortit en vitesse. Camille manipulait son gobelet vide, nerveuse. C’était comme si, d’un coup, sa route s’éclairait. Elle savait pourquoi elle s’était acharnée depuis le début, pourquoi elle était ici et où elle allait.
Elle allait obtenir ses réponses.
20
Martel revient et posa un dossier devant lui.
Il fixa Camille d’un air grave.
— À mon tour de vous demander de promettre que ce que je vais vous raconter ne sortira pas d’ici.
Une boule d’angoisse au fond de la gorge, Camille acquiesça sans desserrer les lèvres, sondant l’œil marron, puis le bleu.
— Très bien, fit Martel. Voilà devant moi quelques éléments de l’affaire. Dans mon souvenir, les habitations étaient visitées en journée. Les voleurs, ou plutôt les voleuses, n’emportaient que les bijoux, rien d’autre. Les cambriolages de ce type — effraction au tournevis en passant par l’arrière des maisons, vol de bijoux uniquement — se sont arrêtés durant l’été 2010, il y a donc bien deux ans. Le dossier fait penser à un réseau organisé, venant des pays de l’Est. Depuis un moment, les Géorgiens, Albanais, Moldaves, Tchétchènes prennent notre pays pour un terrain de jeu. Les cambrioleuses n’étant que des petites mains sous l’emprise d’un ou plusieurs chefs de clan. À partir de cet été-là, quand tout s’est arrêté, il n’y avait plus aucune piste à suivre. On s’est dit que le réseau qui opérait avait mis les voiles ou était passé à autre chose. Le dossier est sorti des priorités, le groupe qui travaillait dessus a été dissous au bout de quelques semaines.
Il fouilla dans les pages et en piocha des photos qu’il tendit à Camille. On y voyait une femme qui sortait d’une maison, un sac de sport à la main. Sur d’autres clichés, une voleuse différente, en train de forcer le système de fermeture d’une véranda. Des rues de quartiers résidentiels, bordées de voitures. Sur l’une d’elle, une femme traversait en courant. Les cambrioleuses étaient jeunes et avaient les traits typés, comme la femme de son rêve.
— Ces photos, on les a retrouvées planquées au fond du tiroir fermé à clé de Daniel, dans son bureau, une ou deux semaines après sa mort.
Camille les retourna.
— Ne cherchez pas, il n’y a pas de date, fit Martel. On ne sait pas précisément quand elles ont été prises, et on n’a rien trouvé d’autre : ni adresse, ni paperasse, ni note. Mais une chose est certaine : Daniel disposait d’informations qu’il n’a pas partagées avec le groupe. À l’évidence, vu les photos, il avait identifié certaines cambrioleuses. Sinon, comment aurait-il pu se trouver sur place alors que l’une d’elles était sur le point d’entrer dans une maison ?
Camille réfléchissait.
— Il aurait réussi à remonter le réseau ? supposa-t-elle.
— Peut-être bien, oui. Imaginez : il identifie une cambrioleuse avec les éléments dont il dispose, mais ne l’arrête pas. Ce ne sont jamais les petites mains qui nous intéressent, mais les grosses têtes qui mènent les opérations. Alors il la trace, trouve où elle vit, qui elle contacte. Il se planque, traque, remonte jusqu’à l’un des chefs de clan, seul, sans rien dire à personne…
Martel secouait la tête, pensif.
— Il voulait peut-être se les faire, en solo. Mais c’est tellement loin de ce qu’il est, et de nos méthodes de travail.
— À quoi pensez-vous ? Pourquoi aurait-il agi ainsi, dans ce cas ?
— Je n’en sais rien, je ne comprends pas. On a bien enquêté, après sa mort, mais on n’a rien trouvé. Daniel n’avait pas de téléphone portable personnel, il détestait ces appareils. Il utilisait seulement celui du boulot, on l’a analysé et il n’y avait rien de significatif à l’intérieur. Ça restera un mystère. On croit connaître les gens, et au final…
Le lieutenant vit que Camille ne l’écoutait plus. Elle fixait les photos, sans plus bouger. Il claqua des doigts.
— Adjudant ?
Camille revint à elle.
— Ça va ? fit Martel.
Elle acquiesça, s’efforçant de sourire.
— Oui, oui, ça va. Excusez-moi, je suis un peu fatiguée en ce moment. Je suis sur la route des vacances…
— Une sacrée chance. Les miennes sont déjà terminées, c’est la dernière fois que je les prends en juillet. Marre de bosser quand tout le monde part.
— Ce dossier, vous pourriez m’en faire une copie ? J’aimerais y jeter un œil plus en détail.