Il secoua la tête.
— C’est une affaire qui n’est officiellement pas bouclée, même si plus personne ne s’y intéresse. Je suis désolé mais…
— Je suis sous-officier de gendarmerie, lieutenant, je connais bien les procédures. (Elle écarta légèrement sa chemise, entre deux boutons, dévoilant un bout de cicatrice.) Mais n’oubliez pas…
Martel hésita, puis finit par se lever. Camille le suivit. Dans le couloir, le lieutenant posa quelques feuilles dans le photocopieur.
— Je ne vous glisse que les éléments essentiels, le reste, c’est de la paperasse.
Il resta pensif à écouter le ronflement de l’appareil électrique, puis finit par lâcher :
— Il faut quand même que je vous dise, parce que ça me turlupine : en fait, vous n’êtes pas la première à vous intéresser à Daniel depuis sa mort.
Camille fronça les sourcils.
— Qui d’autre est venu ?
— Un ou deux mois après le décès, un photographe réputé nous a rendu visite ici, à la Criminelle. Il voulait faire un reportage sur la police, notre environnement de travail, et avait surtout sympathisé avec un collègue, ce qui lui a donné ses entrées. Alors, on a bêtement joué le jeu, on l’a laissé nous photographier, on a posé, et tout le toutim.
Il ramassa les feuilles imprimées et les groupa en paquet.
— Curieusement, le photographe a mis très vite l’accent sur Daniel. Le coup du « policier tué dans l’exercice de ses fonctions » semblait le fasciner. Alors, il a tiré un tas de photos du bureau de Daniel, a posé d’innombrables questions sur lui : sur son caractère, comment il était… Un peu comme vous aujourd’hui, et c’est pour cette raison que je vous livre ces informations. Je ne sais pas… Mais j’ai le sentiment que vous avez une quête commune.
Il vérifia que personne n’entendait.
— J’ai fait quelques recherches sur ce photographe, ajouta-t-il. Il s’appelle Mickaël Florès. Et j’ai un peu vu ses photos. C’est… particulier.
— Particulier ? C’est-à-dire ?
— Il a longtemps été paparazzi pour des tabloïds bidons, avant de se lancer dans le grand reportage et de bosser pour quelques magazines réputés. Il travaille encore la plupart du temps à l’argentique, vous savez, les vieux appareils ?
— Je vois, oui.
— Il a parcouru le monde, et il semblerait qu’il ne s’intéresse qu’à des sujets extrêmes. Les massacres, la maltraitance, la folie, enfin bref, tout ce qui est difficilement regardable. Ses clichés donnent froid dans le dos. Vous irez jeter un œil par vous-même, vous verrez, mais on dirait que, après s’être amusé avec le grand n’importe quoi du show-biz, Florès menait une quête dans l’horreur.
Camille n’en perdait pas une miette. Martel semblait avoir besoin de se livrer.
— … Avec le recul, je me demande encore ce qu’il est venu faire ici, dans notre petit commissariat. Je m’interroge sur la raison de toutes ses questions sur Daniel, et sur ce qu’il cherchait dans son bureau. Et vous, vous venez, vous me parlez d’une fille, enfermée, maltraitée… que Daniel aurait vue.
Camille frissonna. Martel laissa son regard partir dans le vague, comme s’il réalisait soudain la portée de ses propos.
— Il y a un moyen simple de le contacter, ce photographe ? demanda la jeune femme.
Avec un temps de retard, Martel retourna à son bureau, fouilla dans son tiroir et tendit une carte à Camille.
— Voici sa carte de visite, il y a son adresse. N’essayez pas le portable, j’ai déjà tenté de le joindre pour obtenir les clichés, et il n’est plus attribué. Florès a dû changer de numéro entre-temps ou n’a plus de ligne. Un dernier truc : quand il est venu ici, il avait plutôt… une sale gueule. Pas rasé, des yeux de mec perturbé, mal en point, pas loin d’imploser. Il tremblait méchamment en tenant son appareil photo. Alcolo ou camé. Voire les deux.
Il lui tendit la copie du dossier sur les cambriolages, avec des scans des photos.
— Je vous fais confiance, d’accord ?
— Vous pouvez compter autant sur moi que je compte sur vous.
Ils se saluèrent. Martel gardait un visage grave.
— Si vous découvrez quoi que ce soit, faites-m’en part, OK ? Daniel nous a quittés de façon si abrupte, emportant derrière lui tout ce mystère… J’ai besoin de savoir.
Camille acquiesça poliment et disparut.
Une fois dans sa voiture, elle soupira, le crâne contre l’appuie-tête. Son esprit bouillonnait. Son donneur, Daniel Loiseau, avait mené une enquête secrète, parallèle. Il avait photographié et identifié plusieurs cambrioleuses, sans jamais en parler à ses collègues. Il les avait suivies, traquées…
Puis les cambriolages avaient cessé comme par magie.
Camille se remémora son cauchemar. Cette fille qui le fixait lui, Daniel, suppliante, appelant à l’aide.
La jeune femme eut un frisson, parce que, comme Martel très probablement, une horrible idée venait de lui traverser l’esprit. Elle fixa de nouveau la photo de Loiseau. Et si le noir profond de ces yeux cachait un terrible secret ?
Elle réprima cette pensée. Daniel était un flic. Lieutenant de police judiciaire assermenté. Il y avait forcément une explication simple à son cauchemar. Une explication qui prouverait que Daniel était un bon policier, intègre.
Elle ne pouvait pas avoir le cœur d’un salaud. D’un type qui…
Camille posa une main sur son cœur et respira fort. Elle étouffait, soudain. Elle ouvrit grands les carreaux, mit la climatisation à son maximum, essaya de se calmer. Ses questions, ses incertitudes la dévoraient, l’usaient. Et maintenant qu’elle avait mis le doigt dans l’engrenage…
Elle prit la carte de Mickaël Florès. Qu’est-ce que ce photographe était venu chercher dans ce petit commissariat ? Pourquoi ces questions sur Daniel ?
Elle lut l’adresse.
Non loin de Fontainebleau, mais dans le département limitrophe de l’Essonne.
Ça tombait bien, c’était sur la route qui était censée la mener chez ses parents.
21
9 h 30.
Ils étaient quatre, réunis autour d’une petite table rectangulaire au milieu de leur open space, dernier étage du 36, quai des Orfèvres.
Jacques Levallois, le plus jeune de l’équipe. Pistonné quelques années plus tôt par son oncle, mais un bon gars, discret, opérationnel, qui se bonifiait avec l’âge. Pascal Robillard, le cérébral qui s’éloignait rarement de son ordinateur sauf cas extrême ou pour se rendre dans une salle de sport afin d’y pratiquer des exercices de musculation intensifs. Franck Sharko, le vieux de la vieille, et finalement Nicolas Bellanger, leur chef.
Une équipe à laquelle manquait Lucie, dont le bureau était resté vide à l’entrée de la vaste pièce décorée de posters plutôt masculins, de plans de Paris, de photos personnelles épinglées derrière chaque espace de travail.
Tous avaient écouté une copie du message sur l’enregistreur numérique, de bon matin. Rien de tel pour vous réveiller un policier. Nicolas Bellanger n’avait pas meilleure mine que la veille. Il se tenait debout, à proximité d’un tableau blanc où il avait déjà noté quelques informations au marqueur noir. Par la grande fenêtre, pas un seul nuage. On prévoyait, encore aujourd’hui, des températures records. Les cerveaux risquaient de cuire sous les combles, les organismes allaient souffrir.
Étalés devant le chef de groupe, à côté d’un paquet de feuilles, douze visages apeurés.
Douze filles probablement disparues.
Dessous, les douze victimes photographiées de dos, nues, rasées, avec leurs mystérieux tatouages à l’arrière du crâne.