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Les flics avaient tous un gobelet de café à la main, sauf Robillard, grand amateur de lait froid et ultra protéiné qu’il ramenait dans une bouteille Thermos.

— Bon… fit Bellanger. On procède en deux temps : faire la liste de ce dont on dispose pour le moment, et déterminer où on va. Je suis passé aux labos de la Scientifique ce matin. Ils ont bien bossé pour nous. Les nouvelles sont nombreuses mais ce n’est pas joli-joli, ce que je vais vous apprendre. On risque de passer une sale fin de mois d’août.

— Tu nous mets l’eau à la bouche, ironisa Robillard.

Le jeune lieutenant Levallois eut un rire nerveux. Il était le « négatif » de Robillard, tant physiquement que psychologiquement. Poids plume, pas du tout sportif, mais sans cesse sur le terrain, à fouiner, interroger, coordonner, mener les enquêtes de proximité. Il prit son stylo et le fit tourner entre ses doigts. Nicolas Bellanger plaqua la photo de la fille aux iris laiteux sur le tableau blanc à l’aide d’un aimant.

— On sait qui elle est ? demanda Sharko.

— Non. Mais on sait ce qu’elle a fait.

Sous la photo, il nota, au marqueur rouge, « cambrioleuse ».

— Ses empreintes digitales ne sont pas inconnues de nos fichiers. On les a trouvées dans deux maisons cambriolées au nord de Paris. Les effractions ont eu lieu il y a un peu plus de deux ans, à quelques semaines d’écart.

Il y eut un silence, le temps que les hommes intègrent l’information.

— Une cambrioleuse, dit finalement Robillard. Elle n’est donc pas tout à fait innocente. Et qu’est-ce qu’elle dérobait ?

Bellanger poussa dans sa direction une feuille qui ressemblait à un PV.

— À toi de me dire. Je veux tout savoir sur cette affaire. C’est le commissariat d’Argenteuil qui a bossé là-dessus. Mets-toi en contact avec les enquêteurs, creuse le sujet à fond. Cette fille et les onze autres ont peut-être un autre point commun que leur apparence physique ou leur origine sociale.

— Tu penses à un réseau, c’est ça ? fit Sharko. Des filles qui bosseraient ensemble ?

— En tout cas, ça pourrait expliquer pourquoi personne n’a jamais signalé leur disparition. Elles viennent peut-être de l’étranger ou sont en situation irrégulière, un truc dans le genre.

Le chef but une gorgée de café. Froid, déjà. Il grimaça et posa son gobelet sur la table.

— Ensuite… Petit point technologique : on a clairement identifié le réseau WIFI que Macareux piratait pour diffuser, semble-t-il, les images de sa caméra. On dispose des autorisations du propriétaire pour accéder aux traces, il a même mis à disposition son ordinateur. Un expert informatique est déjà sur le coup. Il va se mettre en contact avec le fournisseur de services Internet. Ça devrait aller vite, pour une fois.

— En gros, on pourra bientôt savoir si de sales petits pervers mataient ces images et remonter jusqu’à eux ? demanda Levallois.

— En théorie.

Bellanger consulta ses notes.

— Alors ensuite… Le carnet trouvé par Franck sous le plancher n’a rien révélé aux ultraviolets. Les laborantins vont le passer à des techniques plus poussées comme la fumigation, pour la recherche de traces papillaires.

Il lorgna en direction de Robillard, encore.

— Tu jetteras un œil au contenu de ce carnet dès que possible ? Cette histoire de Styx, et tout l’intérieur, avec ces cercles reproduits à l’infini. À première vue, c’est juste le délire d’un maniaque, mais on ne doit rien négliger.

— Dès qu’il me poussera un troisième bras, j’essaierai.

— Très bien. Concernant les tatouages, va falloir creuser, là aussi. On ne comprend pas. Aux labos, dans le domaine médical, chimie, physique, tout ce que vous voulez, ça ne dit rien à personne. Ils peuvent représenter n’importe quoi, ces lettres et chiffres.

Nouveau coup d’œil sur son petit carnet Moleskine.

— Les tableaux maintenant… Il y a quelques traces papillaires, mais comme le propriétaire y a touché, et qu’ils étaient entreposés dans son garage, ça ne facilite pas la tâche des techniciens. Bref, va falloir vérifier tout ça, sans la certitude d’en tirer quoi que ce soit d’intéressant. Par contre, on en sait plus au sujet de ces deux tableaux grâce à un type calé en peinture de la Section documents et traces, qui les a vus et reconnus en arrivant au labo ce matin. Ce sont des copies d’œuvres de Rembrandt.

Robillard siffla entre ses dents.

— Rembrandt… Notre taré a bon goût !

— Le laborantin a fait une petite recherche sur Internet, il ne se rappelait plus les titres exacts ni les dates. L’un des tableaux, celui aux nombreux personnages, s’intitule (il lut sur son petit carnet) Leçon d’anatomie du docteur Tulp, il date de 1632. L’autre, c’est Leçon d’anatomie du docteur Deyman, peint en 1656. Le premier tableau, Tulp, commémore une dissection annuelle à Amsterdam, réalisée devant trois cents spectateurs.

Le capitaine de police nota ces informations sur le tableau blanc, sous la photo de la fille aux iris blanchâtres. Entre-temps, Sharko demanda à Robillard de faire une recherche sur le Net et d’afficher le tableau Leçon d’anatomie du docteur Tulp. Le lieutenant s’exécuta et tourna son écran vers eux.

Sharko pria Levallois et Bellanger de s’approcher de l’image affichée sur tout l’écran.

— Regardez bien les expressions glaciales des observateurs, leurs yeux inquisiteurs orientés vers les entrailles du cadavre, expliqua-t-il. Il y a comme une forme de jouissance secrète là-dedans, une satisfaction à braver l’interdit. Ces hommes ne sont pas n’importe qui, voyez leurs vêtements, leurs traits soignés, leur élégance.

— Des médecins ?

— Oui. Des privilégiés qui partagent un moment rare, c’est certain. L’un agit en maître d’œuvre, les autres sont attentifs et aimeraient peut-être aussi plonger leurs mains dans les entrailles. Notez, l’endroit dans lequel ils se trouvent est sombre, secret. Je crois qu’il s’agit là de gens qui ont le pouvoir, qui s’offrent l’interdit. À votre avis, à quoi pensait Macareux en s’endormant ou en se tripotant face à ce tableau ?

Il garda le silence un temps, se dirigea doucement vers la fenêtre. En contrebas, le Seine, le Pont-Neuf. Paris rayonnait comme un diamant sous le soleil.

— Il croyait peut-être avoir autant de pouvoir qu’eux ? proposa Bellanger.

Sharko se retourna et revint vers l’ordinateur.

— Sans doute, oui. Le pouvoir… « Nous sommes ceux que vous ne voyez pas, Parce que vous ne savez pas voir. » Il y a de la condescendance dans ce message, du mépris. L’expression d’un pouvoir, comme tu dis. « Nous » se surestime, se croit supérieur aux autres. D’un autre côté, « nous » appartient forcément au commun des mortels, fait partie de notre quotidien. « Nous » n’est pas un marginal, il n’exprime pas forcément sa différence, sinon, nous le verrions.

Il pointa son index vers le cadavre.

— Seconde partie du message : « Nous prenons sans rendre. La vie, la Mort. Sans pitié. » Vous vous souvenez de la majuscule à « Mort », et non à « vie » ?

— Ça ne m’avait pas marqué, fit Levallois.

— C’est pourtant primordial. Il n’a pas de respect pour la vie, par contre, il en a pour la mort. Comme sur le tableau. Ces gens prennent la mort, elle a quelque chose de fascinant pour eux, ou alors d’effrayant, et c’est pour cette raison qu’ils essaient de la comprendre, de l’apprivoiser par l’intermédiaire de leçons d’anatomie.

Il se dirigea vers le tableau blanc et nota