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— T’es bien sûr de toi ?

— Absolument.

Ses yeux noirs n’offraient pas vraiment d’alternative à Bellanger.

— Bon, OK, mais pas le droit à l’erreur, on n’aura pas de deuxième chance. Tu vas quand même passer quelques heures au brief avec Suresnes ou Lemoine, auparavant, pour savoir comment s’y prendre avec Foulon. Ce type est à manipuler avec des pincettes. Je m’occupe des autorisations et de la paperasse, ça risque de prendre toute la matinée, mais on a le juge avec nous qui va accélérer la machine.

Il réfléchit quelques secondes.

— Le plan, c’est que tu te rendes sur place en voiture pour consulter le registre en fin de journée si tout va bien. Et demain, tu t’offres une petite discussion avec Foulon. T’auras du temps pour gamberger, histoire d’être prêt à affronter cette ordure. (Il regarda sa montre.) Allez, au taf. Je suis dans mon bureau, on reste en contact à la moindre info.

Tous se levèrent et regagnèrent leur place sauf Sharko, qui resta immobile, se massant les tempes, les yeux clos. Dans sa tête, il vit le visage de Foulon et ses gencives couverte de sang. Il se remémora tous ces morceaux de corps qu’on avait retrouvés enterrés dans son jardin. Il se rappela aussi les ignobles vidéos que le groupe Lemoine avait récupérées chez le tueur, à l’époque. Foulon avait filmé tous ses actes.

Tout le monde, à la Criminelle, avait maté ces horreurs. Parce que c’était le job, et qu’il fallait savoir.

Soudain, il rouvrit les yeux. Parcouru de picotements, il regarda ses mains qui tremblaient un peu. Il les glissa sous la table et sentit quelque chose au fond de son ventre.

Quelque chose qui ressemblait à de la peur.

Le Boucher, comme on avait surnommé Pierre Foulon, risquait de la flairer à des kilomètres.

22

L’horreur.

Juste là, sur l’écran de sa tablette reliée à Internet.

Camille s’était arrêtée sur une aire d’autoroute pour observer les clichés réalisés par Mickaël Florès, qu’elle venait de récupérer sur le Web.

Le photographe avait une particularité. Il ne commentait jamais ses photos et nommait chacune d’elle seulement par le prénom de la personne qu’il photographiait et l’endroit où il avait tiré le cliché. Pour lui, c’était suffisant. La photo devait parler d’elle-même, transmettre de l’émotion, raconter son histoire. Si elle ne le faisait pas, c’est qu’elle était mauvaise.

Et comme Camille, Florès donnait une importance considérable au regard de ses sujets. Toute l’essence de ses prises de vue, toute leur puissance résultait dans sa manière de capturer l’esquisse d’une expression, la contraction d’une pupille, la force d’un regard.

Joseph, Pantang. Un enfant à genoux, attaché à un piquet par le cou, dans une cour crasseuse. Maigre, démoli. Des mouches et de la saleté plein le visage. Il tente de sourire vers l’objectif, d’une bouche molle, l’air hébété. Ses dents sont brisées.

Plan sur une femme, cadrage sur ses yeux. Benita, Pantang, est-il inscrit sous la photo. La mère, sans aucun doute. Les iris sombres, les sourcils droits, épais, sans féminité. Le visage est coupé en deux par l’ombre d’une toiture en tôle, la partie gauche plongée dans les ténèbres mais un éclair luit dans sa pupille invisible. Peut-être une lumière artificielle, peut-être autre chose. Le contraste entre elle, la dominante, et son fils, le dominé, est stupéfiant. Mère et enfant, séparés par une frontière effrayante.

Les photos sont extraites d’un reportage sur les handicapés mentaux, réalisé par Mickaël Florès au Ghana, huit ans plus tôt. Le journaliste qui l’accompagne raconte que, là-bas, la psychiatrie n’existe pas. Les malades sont des fardeaux, on ne sait quoi en faire. Alors, on les attache des années durant, dans des pièces, des cours, des jardins. Certains sont confiés à des hôpitaux. C’est presque pire dans ces structures rudimentaires.

Excision. Lapidation. Iran.

Mohammad, Rasht. Babollah, Rasht.

Deux clichés chocs. Non pas ceux des victimes, mais ceux de leurs bourreaux.

Le choc, parce que, dans le pli des lèvres de Mohammad et de Babollah, se cache l’ébauche d’un sourire. Parce que, dans la lumière qui transperce leurs rétines, se reflète un malaise inexprimable. Peut-être la sensation que quelque chose de maléfique flotte dans l’air, pas loin.

Florès avait le don de révéler l’invisible. Faire parler les sentiments interdits. Sans citer les pays ni les dates, sans donner de détails. À l’observateur de chercher, de faire le lien, de saisir la substance même de l’image pour palper l’horreur du monde. De notre monde.

Camille leva la tête, mal à l’aise. Dehors, sur le bitume brûlant, des gens insouciants riaient, mangeaient. Les enfants jouaient sur les balançoires, les tourniquets, ou croquaient dans des glaces à l’eau.

À l’intérieur, la jeune femme étouffait.

Elle tomba sur un portrait qui la transperça.

Rémi, Arles.

Elle avait déjà vu ce visage à la télévision, et le cliché était si puissant qu’elle se rappela aussitôt le nom : Rémi Lombes. Un pédophile que Florès avait photographié au parloir. La photo datait de six ans. Lombes était mort d’un cancer généralisé. Le Mal, rongé par le Mal. Juste retour des choses.

Les pommettes du tueur saillaient comme des lames, la peau semblait juste déposée là, sur un sac d’os. Mais si une chose était restée intacte, c’était le regard, enfoncé derrière les petites lunettes rondes à monture en acier noir. On pouvait y lire l’histoire des enfants que Rémi Lombes avait torturés. Mickaël Florès le disait lui-même, sur un blog : « À travers les yeux, pas de mensonge. »

Ce portrait-là, celui de Rémi Lombes, n’était pas destiné à un reportage pour un magazine. Camille était tombée dessus en tapant « Mickaël Florès » sur Google, et elle avait été reprise sur divers blogs ou sites consacrés aux tueurs en série. Florès avait photographié plusieurs de ces monstres, créant ainsi une macabre collection qu’on pouvait consulter sur son site. Les photos disaient bien plus qu’un long discours.

Presque nauséeuse, elle interrompit ses recherches — elle y reviendrait plus tard si nécessaire — et but une gorgée d’eau tiède, des images sombres plein la tête.

Des tueurs en série, des bourreaux, des exécuteurs… Dans quel merdier avait-elle mis les pieds ?

Dans les minutes qui suivirent, elle ne put s’empêcher de parcourir le dossier des cambriolages. D’un œil expert, elle tourna rapidement les pages, allant à l’essentiel. La série avait commencé en janvier 2010, pour s’arrêter en août 2010. Vingt-six cambriolages en huit mois sur Argenteuil et les villes adjacentes, rien que ça. Chaque fois, de belles demeures sans système d’alarme, un moyen simple de pénétrer par l’arrière, une opération éclair, où l’on n’emporte que les bijoux et l’argent. Des flics impuissants. Des propriétaires harassés, apeurés, à bout.

Les prélèvements d’empreintes digitales effectués sur les lieux fournissaient un indicateur précieux : ils montraient que certains individus avaient agi à trois ou quatre reprises, dans des endroits complètement différents : la côte d’Azur, la Bretagne, le nord de la France. Des itinérants… Des voleurs — ou voleuses, en l’occurrence — professionnels, experts, qui voyageaient en groupe, ne se faisaient jamais prendre, parce qu’ils étaient mobiles. Et n’embarquaient dans les demeures que le strict nécessaire. Les cambriolages devaient durer, grand maximum, dix minutes.

Camille se focalisa sur les photos tirées par Daniel Loiseau, que Martel lui avait photocopiées. Le lieutenant de police était en embuscade, planqué le long d’une rue. Il avait photographié des voitures, des maisons, des filles qui intervenaient. La jeune femme l’imagina suivre ces voleuses discrètement, comprendre à qui elles remettaient leur butin, saisir le fonctionnement du réseau qui s’était installé du côté d’Argenteuil…