Excitée, elle sortit les photos du dossier des cambriolages que lui avait remis Martel. Elle les examina les unes après les autres et s’arrêta sur l’une d’elle.
Là, anonyme, rangée le long du trottoir parmi d’autres voitures, dans la rue, la même voiture grise. Et, à bien y regarder, on devinait une ombre, au volant.
Quelqu’un attendait la cambrioleuse.
Cette fois, la plaque d’immatriculation était bien visible.
Camille décrocha son téléphone.
Elle eut l’impression que sa plongée dans l’horreur ne faisait que commencer.
24
— Les biberons sont déjà stérilisés et prêts, au cas où. Il n’y a plus qu’à chauffer et servir les deux gloutons.
Lucie tendit le gros sac rempli de couches, de crème hydratante, de lait en poudre et autre matériel à Francine, une assistante maternelle à qui elle confiait Jules et Adrien pour la quatrième fois, et qui serait leur nourrice d’ici une dizaine de jours, lorsque la jeune maman aurait repris le travail.
La femme d’une cinquantaine d’années habitait à Montrouge, une ville voisine, et était une connaissance de Jacques Levallois, l’un des lieutenants de l’équipe. Une femme fiable, gentille, qui, de toute évidence, connaissait son job et savait s’occuper des nouveau-nés comme personne.
— Vous les récupérez à quelle heure ? demanda Francine.
Lucie regarda sa montre. Il était 10 h 30.
— Probablement en milieu d’après-midi, je ne sais pas encore, mais je vous tiendrai au courant. Et vous m’appelez au moindre problème. Vous avez aussi le numéro de leur papa ?
— Il n’a pas changé depuis la dernière fois, je suppose ?
Lucie embrassa ses jumeaux, confortablement installés dans une coque, côte à côte. Ils tentaient une espèce de sourire édenté, ce qui faisait craquer Lucie chaque fois. Le petit pli oblique d’Adrien se creusait comme un second sourire.
— Trop mignons, mes cœurs.
Elle leva un œil vers Francine.
— Prenez bien soin d’eux. À tout à l’heure.
— Ne vous inquiétez pas.
La porte du pavillon se referma. Lucie ressentit une petite pointe à l’estomac de les abandonner ainsi, mais, en même temps, une étrange excitation. Après tant de mois d’enfermement, elle éprouvait le besoin de respirer, de marcher, de vivre. De vibrer, aussi.
Elle rejoignit sa voiture et démarra, en route vers une destination noire qui la propulsait au cœur d’une enquête sordide.
Une enquête qui ne lui appartenait pas.
Pas encore.
Contre son gré, ses fichus démons étaient revenus. Ceux qui la poussaient à traquer, à s’acharner. Elle risquait de blesser Sharko, elle se faisait du mal, parce que en définitive, elle cherchait des réponses mais il n’y avait pas de réponses au Mal. Vous boucliez un meurtrier, et un autre apparaissait ensuite, dix fois pire. C’était une traque sans fin, qui vous usait, vous laminait. Et contre laquelle vous ne pouviez pas lutter.
Une traque qui lui avait volé ses deux filles jumelles.
Elle monta le son de la radio et quitta l’A1 au niveau de Senlis. Elle roula encore une bonne demi-heure, s’enfonçant toujours plus loin dans la forêt, s’approchant au plus près du premier endroit décrypté dans le carnet et indiqué par son GPS. L’appareil l’orienta par la suite sur une petite route qui s’enfonçait dans la forêt et se terminait en cul-de-sac.
Elle se rangea sur le bas-côté et poursuivit donc à pied. Elle avait bien fait d’enfiler un jean et un sweat à manches longues, même si elle étouffait et avait la gorge sèche, parce que les branchages se plaquaient contre elle. La lumière se déversait avec mollesse à travers les feuillages. Il n’y avait aucun sentier. Par précaution, Henebelle avait enregistré l’endroit où était rangé son véhicule sur le GPS. Elle longea un grand étang sur deux cents mètres jusqu’à ce que son appareil lui indique qu’elle était arrivée.
Elle discerna alors une structure en bois, sur la gauche, vers laquelle elle se dirigea. Elle poussa la porte et se retrouva dans une pièce unique. Il s’agissait sans doute d’un vieux poste d’observation d’oiseaux, ou peut-être d’une ancienne hutte de chasseurs. Mais la nature y avait repris ses droits.
D’après le carnet, le kidnappeur était venu ici à quatre reprises. Par exemple à 22 h 40, en février 2011, il y avait plus d’un an et demi, avec une fille codée « B-02.03–07.09-12.15–02.05 ». Pour quelle raison ? Pourquoi s’enfoncer si profondément dans un bois, en pleine nuit, et venir dans cette stupide cabane, difficile d’accès et située au milieu de nulle part ?
Lucie examina avec attention chaque recoin, chassa les feuilles du pied. L’eau de pluie avait pénétré ici, la toiture était défoncée, la végétation poussait de façon anarchique. Elle tourna sur elle-même et finit, après dix minutes de recherches, par abdiquer : il n’y avait plus rien à trouver dans ce local. Au pire, les équipes de police reviendraient avec des détecteurs, des chiens. Si un corps était enterré à cet endroit, on le trouverait.
Lucie lut une autre feuille imprimée et entra le deuxième groupe de coordonnées. Le kidnappeur y était venu à trois reprises, cette fois. L’appareil indiqua une distance de un kilomètre deux cents, plus loin dans la forêt.
Une fois sur place, nouvelle déception. Il s’agissait de deux gros rochers — sans doute des menhirs — placés l’un à côté de l’autre. Lucie eut beau chercher autour ou sur la pierre elle-même — en quête d’un message —, elle ne découvrit rien. Ça commençait à l’agacer franchement.
Dernier endroit, encore deux kilomètres à se farcir, dans la direction opposée. Lucie prit son courage à deux mains et se mit en route. Ses jambes pesaient et commençaient à lui faire mal. Manque de sport, de marche, de tout…
Elle tomba finalement, à deux cents mètres de sa destination, sur un grillage en mauvais état. Un panneau rouillé pendait : « Propriété privée. Défense d’entrer, sous peine de poursuites. » Lucie longea la cloison et trouva sans difficulté une brèche, dans laquelle elle s’engagea. Les arbres étaient partout, serrés, penchés, agonisant pour certains. Plus loin, une puissante bâtisse aux vitres explosées, aux portes inexistantes se dessina.
Abandonnée depuis longtemps, de toute évidence.
Lucie s’avança en pensant à l’auteur du carnet : lui aussi avait dû suivre ce chemin, entraînant peut-être avec lui de pauvres filles qu’il avait enfermées, rasées, tatouées dans une cachette quelconque auparavant. Elle imagina les pires scénarios et se rappela cette voix glauque, lente, déversée par l’enregistreur numérique. Les grenouilles au ventre ouvert par un scalpel lui avait laissé une image indélébile dans la tête. Lucie ne se sentait plus aussi sûre d’elle, subitement. Elle n’avait pas d’arme, rien pour se défendre.
Il n’y a aucune raison pour que ça tourne mal, pensa-t-elle. Cet endroit semble abandonné depuis si longtemps…
Elle pénétra dans la bâtisse par l’entrée principale. Le sol était poussiéreux, sale, boueux par endroits. Les murs tombaient en lambeaux, prisonniers de l’humidité. Lucie s’engagea dans le vaste hall au plafond très haut. Face à elle, deux escaliers partaient à droite et à gauche pour se rejoindre à l’étage supérieur. Les pièces étaient vides. Dans certaines, le lierre se faufilait par les fenêtres, colonisait les murs, tout comme les tags, d’ailleurs : des dessins en reliefs, des lettes bombées, noires, rouges, vertes, qui habillaient chaque mètre carré.