Lucie soupira. C’était trop vaste, trop usé, rongé par le temps.
Qu’avait-elle espéré y trouver ? Peut-être y avait-il des indices à découvrir, mais cela nécessiterait le travail de plusieurs enquêteurs, ratisser l’endroit en long, en large… Dans quel but, finalement ? Combien de squatteurs étaient venus s’installer ici entre-temps ? Combien de promeneurs curieux ? S’il y avait un corps quelque part, ne l’aurait-on pas déjà signalé ?
Après un tour à l’étage, elle redescendit, déçue, jetant un œil à droite, à gauche, au sol, sur les murs, partout. Elle s’était emballée à cause de ce maudit carnet. Elle avait fait n’importe quoi, réagi comme une gamine, elle en était consciente.
Ici, au milieu de nulle part, elle se sentait stupide.
Elle aperçut une autre issue qu’elle n’avait pas encore explorée. Un escalier descendait.
Le sous-sol…
Une bouche noirâtre s’ouvrit devant elle. Partout, de la tuyauterie rampante, des salles transversales, obscures. La gorge serrée, elle atteignit une immense cuisine avec une minuscule fenêtre au ras du sol, de vieux fours en ruine, un carrelage démoli, des hottes rouillées. Même des crochets pendaient depuis le plafond. C’était glauque, effroyable. Lucie songea à ces châteaux de l’ancien temps, où de riches chasseurs se réunissaient, dépeçaient leur gibier et festoyaient.
À ce moment, ses yeux captèrent quelque chose sur le mur de gauche.
Elle balaya le faisceau lumineux et figea son geste en découvrant le symbole des trois cercles : .
Identique à ceux reproduits à l’infini sur le carnet.
Il était réalisé au simple marqueur noir, sur le mur du fond.
Lucie s’approcha et put lire :
Lucie sentit un frisson la traverser, alors que les connexions s’établissaient dans sa tête, que les zones d’ombre s’éclaircissaient avec une effroyable froideur. Elle prit le message en photo avec son téléphone portable.
Elle avait beau ne rien savoir de l’enquête et naviguer à vue, ces quelques mots étaient parfaitement clairs.
Celui qui kidnappait ces filles n’était qu’un entremetteur.
Il venait dans ces différents endroits pour livrer ses colis humains.
25
Nouer un contact immédiat. Presque « sympathique ».
C’était la première chose que Sharko allait devoir faire face au « Boucher » Pierre Foulon. L’appeler par son prénom, lui donner de l’importance. Se plier à un cérémonial répugnant mais nécessaire pour éviter que Foulon n’abrège l’entretien. Ce salopard aimait la lumière et adorait parler de ses exploits. C’était là-dessus qu’il allait falloir attaquer la rencontre.
Après son brief avec le capitaine de police qui avait enquêté sur le Boucher, et avant son retour à l’appartement pour préparer son départ pour l’île de Ré, Sharko repassa dans l’open space, trouvant Robillard seul face à son ordinateur. Le lieutenant tout en muscles réfléchissait, les mains croisées derrière la tête.
— T’as l’air pensif, fit Sharko en prenant sa veste.
Robillard déplia sa large carrure en se levant et en s’étirant.
— C’est cette histoire de cambriolages qui m’interpelle. Tout à l’heure, j’ai tenté de joindre le collègue dont le nom apparaît dans les PV, Daniel Loiseau. Malheureusement, il est mort l’année dernière dans l’exercice de ses fonctions.
Sharko resta immobile. C’était le genre de réalité qui faisait toujours aussi froid dans le dos, que ce soit après deux, dix ou vingt-sept années de carrière. La mort pouvait surgir n’importe quand, même au moment où on s’y attendait le moins.
Robillard poursuivit :
— Un certain Patrick Martel, qui bosse dans ce même commissariat d’Argenteuil, m’a rappelé il y a juste une demi-heure. Il voulait à tout prix savoir pourquoi je m’intéressais à ces cambriolages. Il avait l’air nerveux, limite agacé. Alors je l’ai travaillé un peu, en lâchant moi-même du lest. Je lui ai dit qu’on bossait sur douze disparitions. Filles tsiganes, dont l’une d’elle était impliquée dans les cambriolages et que l’on a retrouvée vivante après plus d’un an d’enfermement, à errer dans des souterrains. Ça l’a fait réagir.
Il but bruyamment plusieurs gorgées d’eau à sa bouteille.
— Il m’a parlé d’une femme qui est venue le voir ce matin. Elle voulait en savoir davantage sur Loiseau et les cambriolages. Il a refusé de m’en dire plus à son sujet mais, selon lui, elle faisait des rêves prémonitoires où elle voyait une fille, type Rom, enfermée dans un endroit sombre. Rêves qui l’auraient menée jusqu’au bureau de Loiseau.
— Des rêves prémonitoires… Ben voyons.
— C’est ce que je me suis dit aussi. Mais avoue que la coïncidence est troublante, et qu’il y a du vrai, semble-t-il, dans ces « visions ». J’ai senti ce Martel sur la défensive. Alors, je vais aller faire un tour sur Argenteuil, histoire d’éclairer tout ça. Lui parler face-à-face, essayer de savoir qui est cette femme, et si elle a des choses à nous raconter.
— Bonne idée.
Robillard désigna le gros dossier que Sharko tenait sous le bras.
— Et toi, ça va aller avec Foulon ?
— J’adore ce mec. Je vais potasser ça cette nuit.
— Demande à cet enfoiré si la savonnette glisse bien dans les douches.
Sharko eut un petit sourire.
— Il risque de mal le prendre.
Le lieutenant descendit les trois étages, songeant à son entretien à venir. Nicolas Bellanger était sur le point de décrocher un parloir pour le lendemain matin — restaient les autorisations à obtenir, côté juge et côté prison.
Il marchait dans la cour du 36 en direction de sa voiture lorsqu’il crut halluciner : c’était bien Lucie, là-bas, en train de montrer sa carte tricolore au poste de garde. Seule, sans les jumeaux, cheveux noués en queue-de-cheval, pimpante comme au premier jour.
Il se précipita d’un pas vif, les poings serrés.
— Lucie ?
Il posa la main dans le dos de sa compagne pour l’emmener hors de la cour. Ils se retrouvèrent face à la Seine, devant les hauts murs du siège de la police judiciaire parisienne, entre les voitures de fonction et les Trafic alignés. Des prévenus, des avocats, des flics entraient et sortaient en permanence du Palais de justice voisin.
— Qu’est-ce que tu fais ici, bon sang ? Où sont Adrien et Jules ?
Elle jeta un œil rapide à la grosse pochette qu’il tenait sous le bras.
— Ils sont chez la nounou. Il fallait que je te voie à tout prix.
Sans lui laisser le temps de réagir, Lucie lui montra l’écran de son téléphone portable. Sharko observa la photo, focalisant sur le symbole des trois cercles. Il fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ? Où tu as pris ça ?
Lucie inspira un bon coup, et lâcha tout d’un bloc.
— Quelque part, en forêt d’Halatte.
— En forêt d’Halatte ? Mais…
— Écoute… J’ai fouillé dans le coffre de ta voiture, la nuit dernière. J’ai trouvé la boîte à chaussures. (Elle leva la main pour l’empêcher de répliquer.) J’ai pris mes précautions, j’ai mis des gants. J’ai… écouté l’enregistrement, j’ai vu les dents, dans le portefeuille…