Выбрать главу

Ça faisait toujours mal au cœur à Jules de voir de vieux pépères, qui avaient parfois traversé un ou deux siècles, balayés par les conséquences de la démesure humaine. Toutes ces usines, ces grandes villes polluantes, ces automobilistes cul à cul dans les embouteillages… La folie industrielle tuait indirectement chacun de ces arbres, du plus jeune au plus vieux. Et tuer les arbres, c’était se suicider et sacrifier les générations futures.

Enfin, à peu de choses près.

— La vache ! T’as vu celui-là ?

Son sac sur le dos, Armand s’avança de quelques mètres dans la forêt. Un chêne à la hauteur et au diamètre impressionnants avait basculé sur le côté, retenu dans sa chute par d’autres arbres qui avaient résisté. Des branches brisées par le poids du mastodonte étaient entremêlées ou menaçaient de tomber.

— Va falloir le traiter en priorité. C’est dangereux. S’il s’effondre vraiment, il emporte tout avec lui.

Il n’y avait presque plus de vent, le ciel avait retrouvé sa teinte cobalt, mais le bois continuait à craquer. La forêt était vivante, elle souffrait, gémissait, pansait ses plaies. Armand posa son sac sur le côté, nota précisément les coordonnées GPS de l’endroit sur son registre et sortit ses mètres manuels et à visée laser.

Jules, de son côté, essayait de comprendre les raisons de ce violent déracinement. Le chêne n’avait pas été frappé par la foudre, il avait entamé sa chute sous le seul effet des bourrasques. D’autres arbres bien plus frêles avaient, eux, tenu le choc. Pourquoi ? Il semblait solide, dans la force de l’âge. Intrigué, l’employé de l’ONF s’approcha du tronc, prenant garde de contourner le dangereux entrelacs suspendu à dix mètres de haut.

L’arbre était encore solidaire du sol par un gros faisceau noueux, et son début d’arrachement avait dévoilé des racines qui, au lieu d’avoir été cassées net, étaient encore intactes.

— C’est bizarre, fit Jules. T’as vu le bout de ces racines ? Elles ne sont pas terreuses et sont couvertes de mousse, comme si elles étaient restées suspendues dans le vide.

— Tu devrais plutôt m’aider dans les mesures au lieu de jouer les aventuriers.

— Je cherche juste à piger ce qui a pu se passer.

— On est là pour constater, pas pour comprendre, Sherlock. Si faut se faire un cours de botanique à chaque arbre, on n’est pas rendus.

Jules n’écouta pas. Attentif, il chevaucha des branches cassées et s’avança au plus près. Il se trouvait désormais au pied de l’arbre. Un énorme disque de terre et de racines tendues, entremêlées, lui faisait face. Il regarda vers le bas, sous le chêne, et fronça les sourcils.

— On dirait qu’il y a du vide là-dessous.

— Mauvais enracinement. Ça explique le fait qu’il n’ait pas résisté aux vents.

Armand vit son collègue se pencher dangereusement sous le tronc.

— Fais gaffe quand même.

Jules aurait eu du mal à aller plus loin sans se couvrir de boue. Au moment où il se redressa, il lui sembla que quelque chose avait bougé, là, sous lui. Sous le sol. Soudain surpris, il se hissa en quatrième vitesse et fixa le trou protégé par le maillage de racines.

— Merde, ça bouge !

— Où ça ?

— Sous l’arbre. Je sais pas, c’est comme s’il y avait… une cavité avec… quelque chose à l’intérieur. Je suis con, j’ai eu peur.

— C’est peut-être un animal qui s’est glissé dans le trou ?

— Ça semblait bien plus gros. (Il se pencha.) Ho-ho ! Il y a quelqu’un ?

Armand haussa les épaules et continua ses mesures. Mais Jules ne lâcha pas le morceau.

— File-moi la lampe dans le sac. Tu vas me tenir par les chevilles, je vais essayer de jeter un œil.

Armand s’exécuta à contrecœur.

— Comme si on n’avait que ça à foutre. On va être tout dégueulasses, en plus.

Ils se mirent à l’œuvre. Jules s’enfonça autant que son allonge le lui permettait. L’enchevêtrement de racines encore bien en place lui permettait juste de passer la tête, pas les épaules. Il était couvert de boue.

— Merde…

Il fit marche arrière sous les grognements de son collègue, coinça la poignée métallique de la lampe entre ses dents et renouvela l’opération. De la terre roulait le long de ses oreilles, dans son cou, et semblait chuter dans les ténèbres.

Le faisceau lumineux dévoila des parois lointaines, régulières. Jules tourna la tête sur la gauche et vit des racines d’autres arbres pendre, pareilles à des lianes. Il plissa les yeux. Au fond de la cavité, il aperçut une montagne de boîtes de conserve ouvertes et vides. Il y en avait des centaines.

Aux alentours, sur le sol, un nombre incalculable d’allumettes grillées.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Au moment où il regarda de l’autre côté, il aperçut deux yeux presque blancs, dépourvus d’iris.

Des yeux de démon.

Soudain, une main venue du fond du trou lui agrippa les cheveux et tira de toutes ses forces.

Englouti dans l’obscurité, Jules hurla.

4

Jules hurla.

— Oui, oui, ça vient mon glouton !

Franck Sharko sortit le minuscule biberon de son appareil chauffant. Coup de torchon sur le plastique, vérification de la température en versant quelques gouttes sur l’intérieur de son poignet : tous les signaux étaient au vert. Il se précipita dans le salon mais fit demi-tour pour couper le gaz. Il fallait toujours qu’il oublie quelque chose, et ça commençait à lui taper sur le système. La stérilisation, le talc avant la pommade sur les fesses et pas après… Ou l’inverse, il ne savait plus. Il pouvait résoudre les enquêtes les plus compliquées et pourtant caler devant une couche, se demandant pendant des minutes dans quel sens il fallait l’enfiler. Les ingénieurs des couches ne pensaient certainement pas aux mecs de cinquante berges, avec les doigts gros comme des cigares, qui devaient remettre la main à la pâte.

Décidément, rien n’était simple avec les bébés.

Il revint en courant. Le nouveau-né était réglé comme du papier à musique, il pleurait systématiquement aux alentours de 3 heures, 7 heures, et 11 heures. Le jeune papa de cinquante et un ans le sortit délicatement de son berceau, s’installa dans le fauteuil et… Où avait-il posé le biberon, déjà ?

— Tout doux, tout doux.

L’enfant avait cessé de hurler dès que son père l’avait pris dans ses bras. Franck Sharko avait toujours été impressionné par la capacité des nourrissons à communiquer et à s’adapter. Des études avaient été faites, le cri d’un bébé pouvait être aussi puissant que celui d’un marteau-piqueur : simple fruit de l’évolution et de survie, il devait être capable d’appeler sa mère en toutes circonstances. Et cela s’entendait dans l’immeuble, mais globalement, malgré les désagréments, les voisins étaient heureux pour Sharko. Dans la résidence, on racontait que le flic solitaire, brisé par la vie, retrouvait enfin une parcelle de bonheur avec « la petite flic du Nord ».

Jules se mit à téter comme un affamé. Sharko le serra contre son cœur, lui caressa la joue. Certes ses mains étaient rugueuses, démolies par les années et les coups donnés, mais le policier pouvait encore sentir la douceur de la peau du bébé.

— Il est plus de 11 heures. Tu ne crois pas qu’ils vont commencer à râler sur tes retards, au 36 ? Remarque, à ce niveau-là, ce n’est plus un retard. C’est une absence.