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Tous les deux, finalement, reproduisaient les erreurs du passé.

Il essaya de faire le vide dans sa tête et se focalisa sur les lignes du registre. Il nota les identités des visiteurs, ainsi que la fréquence des parloirs : peut-être celles de l’avocat de Foulon, d’anonymes, de proches, de tantes, de cousins. Des journalistes, parfois, qui écrivaient des articles sur ces tarés ou alimentaient les émissions de télé. Des criminologues qui cherchaient à « entrer dans la tête du tueur », ou des « amis » que Foulon avait rencontrés au cours de sa macabre existence. D’après le registre, Simone Hubeau, Alain Lorval, Lucas Bonneterre étaient des réguliers, environ une fois par mois. Sharko essaya d’imaginer les mots qu’ils pouvaient échanger avec le tueur. Parlait-on cuisine avec un homme qui avait commis l’indescriptible ?

Une nouvelle identité apparut, environ deux ans et demi plus tôt : Lesly Beccaro. Sharko releva son extrême assiduité : elle était venue toutes les semaines, pendant presque trois mois. Qui était-elle ? Une relation amoureuse ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, il arrivait que des femmes tombent en extase devant ce genre de tueurs. Certaines allaient même jusqu’à les épouser, leur vouant un véritable culte.

Le lieutenant nota l’identité sur sa feuille et la souligna. En contactant le juge d’application des peines, il pourrait connaître le lien avec le tueur — ami, famille, etc. — , puisque c’était ce juge qui validait toutes les demandes de parloir. Sharko le ferait plus tard dans la soirée ou le lendemain matin.

Il poursuivit sa quête. Stéphane Bourgoin apparut, le spécialiste mondial des tueurs en série, se rappela Sharko. Foulon était une vraie star, il faisait se déplacer les personnalités, intéressait les psychiatres, les spécialistes du comportement humain. Le lieutenant n’omit de relever aucune identité. Si le Boucher se braquait ou abrégeait la rencontre, il pourrait être intéressant d’interroger les satellites qui gravitaient ou avaient gravité autour de lui à une époque donnée.

Il tourna les pages, jusqu’à ce qu’un nom lui saute aux yeux.

Sharko se recula sur sa pauvre chaise en bois, abasourdi.

Le 15 février 2011, Daniel Loiseau était venu ici.

Daniel Loiseau, le lieutenant de police d’Argenteuil qui enquêtait sur les cambriolages.

Le flic mort l’année passée.

Sharko continua de feuilleter le registre avec fébrilité, soudain survolté. Il avait beau chercher, Loiseau n’était plus jamais revenu. Mais une fois, c’était amplement suffisant pour faire clignoter tous les signaux.

Le lieutenant se rua dans le couloir, entra dans un bureau et trouva vite un téléphone. Il appela Robillard et tomba sur le répondeur.

— C’est Franck. Faudrait que tu me rappelles. Le lieutenant d’Argenteuil qui enquêtait sur les cambriolages, tu te souviens de la date précise de sa mort ? Je…

Sharko eut tout à coup une sorte de flash. Il y eut un long blanc sur le répondeur, avant qu’il poursuive, réorganisant sa pensée :

— Macareux, c’est une espèce d’oiseau, non ? Macareux, Loiseau… C’est le même homme ! C’est lui. L’homme qu’on cherche, Macareux… C’est Daniel Loiseau. Il est venu une fois rencontrer Foulon ici, en prison. Ce pourri est quelqu’un de la maison ! Préviens Nicolas !

Sharko raccrocha, tandis que son esprit tournait à cent à l’heure. Il s’enferma dans sa petite pièce, complètement sonné. Nous sommes ceux que vous ne voyez pas, Parce que vous ne savez pas voir.

Un flic, l’un d’entre eux.

Franck était ébranlé, bouleversé.

À ce moment-là, le lieutenant eut l’impression que la quête qu’il menait depuis plus de vingt-cinq ans n’avait pas plus d’importance qu’un vulgaire pâté de sable. Rien ni personne ne résistait à la violence ni au Mal. Pas même eux, les flics.

Tristement, il regarda l’horloge. Bientôt 19 heures.

Les enjeux de sa rencontre avec Foulon venaient de changer. Il ne s’agissait plus de savoir qui avait enlevé ces filles à présent, mais qui les avait réceptionnées. Qui était le fameux C du Styx ? Et celui qui avait inscrit le message en forêt d’Halatte ? Pierre Foulon jouait-il un rôle là-dedans ? Comment lui et Loiseau s’étaient-ils rencontrés en dehors de cette prison ?

Sharko observa la liste des dates fournie par Lucie. Le lieutenant d’Argenteuil était venu ici en février 2011, alors qu’il avait déjà enlevé des filles. En pleine effervescence, Sharko se rappelait les cadres, la petite chambre, la carrière, expression de sa folie, matérialisation de ses fantasmes… Qu’est-ce que les deux hommes avaient pu se raconter ? Quels horribles secrets avaient-ils partagés ?

Il ferma les yeux et tenta de faire une synthèse.

À la fois angoissé et impatient d’être au lendemain.

Le Boucher allait passer à table.

Et, cette fois, ce serait Sharko qui assurerait le service.

28

18 h 05.

Une entreprise de BTP, à la périphérie de Rouen.

Des fourgonnettes, des bennes, des véhicules de société garés près d’un grillage derrière lequel s’étalaient à perte de vue des palettes de briques. L’air était si chaud que semblait s’élever, au loin, un nuage de poussière rousse.

Deux heures que Camille cuisait, l’œil rivé sur le véhicule gris de Dragomir Nikolic. Elle avait coupé la clim pour ne pas épuiser la batterie et elle se rafraîchissait comme elle pouvait, par petites gorgées d’eau tiède et avec les fenêtres ouvertes. Mais malgré cela, l’atmosphère restait suffocante.

L’homme sortit enfin en tenue de chantier, tout poussiéreux, les mains sales, accompagné d’un autre ouvrier à qui il serra la main. Le Serbe était un type enrobé, large d’épaules, les yeux noirs comme la mort. Il grimpa dans sa voiture crasseuse et démarra.

Camille le suivit à bonne distance, puis le doubla dès qu’elle en eut l’occasion. Elle connaissait sa destination, elle y était passée en repérage. Une barre grise d’immeubles plus au nord de la ville, côté zone industrielle.

La jeune femme avait la gorge nouée, consciente qu’elle ne suivait plus aucune règle, que le plan fou qu’elle avait en tête pouvait mal tourner. Mais il fallait prendre les raccourcis. Pousser Nikolic à parler dès qu’elle lui serait tombée dessus, le faire flipper comme jamais.

Comprendre ce que lui et Loiseau avaient magouillé.

Camille avait envoyé un e-mail sur sa propre boîte électronique, à la gendarmerie, avec toutes les informations qu’elle avait récoltées sur Loiseau, Florès… Elle savait que son message finirait par être lu s’il lui arrivait quelque chose.

Elle roula aussi vite que possible, vint se garer à deux cents mètres de l’immeuble, embarqua le matériel qu’elle avait acheté dans une armurerie du centre et se dépêcha de grimper au troisième étage. Le Serbe habitait le palier du dessus, et il passerait forcément devant elle puisque l’ascenseur était hors service.

La jeune femme patienta, l’œil rivé dans la cage d’escalier vétuste. Le bâtiment était délabré, mal entretenu. Elle se tortillait les doigts, se repassait le scénario à venir. Il allait falloir être précise, rapide et dissuasive. Pas le droit à l’erreur, pas d’hésitation possible. Elle aperçut quelques minutes plus tard la silhouette trapue de l’homme et se tapit dans l’ombre.

Le souffle roque du Serbe, juste là. Elle le laissa filer, retenant sa respiration.

Puis le bruit d’une clé dans une serrure.