Il resta là, inerte, regard rivé au sol. Pascal Robillard le sentait chancelant, depuis pas mal de temps déjà. Il respira un bon coup, profitant de ce triste silence qui s’était installé autour d’eux, puis claqua brusquement des doigts.
— Il y a un truc qui me vient, là, comme ça, à voir cette tête coupée, dit Robillard. Tu te rappelles les dents dans le portefeuille ? Et surtout, la signature, à l’intérieur ?
— C’était gravé CP, je crois, fit Bellanger d’une voix neutre.
— CP, oui… Certaines dents du portefeuille viennent peut-être de cette tête coupée. Et d’ailleurs, le portefeuille lui-même provient peut-être du corps de cette pauvre femme. Tu vois ce que je veux dire ?
— Le « C » de ce mail serait en fait le « CP » qui a fabriqué le portefeuille en peau et l’aurait « offert » à Loiseau ?
— Exactement.
Robillard tapota la photo.
— Et donc, ça se précise. On sait que le mail a été envoyé depuis le CHR d’Orléans. Il y a des milliers d’employés, mais on pourrait chercher tous ceux dont les initiales sont CP ? Ça devrait bien écrémer, non ?
Bellanger approuva.
— Excellente idée. Tu t’en charges ? Je m’occupe de contacter les gendarmes qui gèrent l’affaire Mickaël Florès.
— OK.
Bellanger se sentit un peu mieux. Ils avaient un sérieux os à ronger, cette fois. Et des pistes claires qui s’ouvraient.
— Tu m’as dit que la femme qu’on cherche avait le cœur de Loiseau ? demanda-t-il.
— Exact.
— Porter le cœur d’un type pareil, je la plains, mais ça va nous aider. Il doit y avoir moyen de récupérer son identité en passant par le centre des greffes. Appelle Levallois, qu’il se rencarde là-dessus au plus vite. Je veux mettre la main moi-même sur cette drôle de nana et lui faire cracher tout ce qu’elle sait.
30
23 heures.
L’heure où les instincts de survie, issus de milliers d’années d’évolution, revenaient à l’assaut.
L’heure du biberon.
C’était toujours Jules qui hurlait en premier. Il était né le premier, il était un peu plus gros que son frère, il pleurait plus souvent, réclamant le maximum d’attention. Lucie se demandait même s’il n’était pas responsable du petit pli sur le front de son frère, genre on se boxe déjà dans le ventre de maman.
Un jumeau dominant dans toute sa splendeur.
La jeune mère le cala délicatement dans le creux de son bras et lui présenta la tétine. Ni une ni deux, la petite bouche avide engloutit l’appendice en caoutchouc et exécuta ses mouvements innés de succion. Le rituel allait durer un quart d’heure avec, après, un autre quart d’heure en attendant le rot libérateur. Puis viendrait le tour de son frère. Lucie n’osa imaginer les mères qui donnaient naissance à des triplés. Une véritable petite entreprise.
Son téléphone sonna à 23 h 05.
— T’es aussi ponctuel que ton fils, dit-elle dans un sourire.
— Jules a encore pris les devants sur son frère, je parie. Et il est là, sur toi, tranquillement enfoncé dans sa gigoteuse bleue ?
— À ton avis ? Enfin, pour la gigoteuse, il fait trop chaud, Franck. Il est juste en body rayé, on dirait un gros bourdon. T’es où ?
— À l’hôtel, je vais prendre une douche et me coucher. Je voulais juste entendre ta voix et le bruit du biberon.
Lucie plaça l’écouteur à quelques centimètres de la bouche de Jules. Le nouveau-né restait concentré sur sa tétine, imperturbable. Une bombe aurait pu exploser qu’il n’aurait même pas sursauté.
Dans sa chambre d’hôtel, Sharko était assis au sol, frottant ses yeux fatigués, entouré des éléments composant le dossier de Pierre Foulon. Des PV, des portraits des victimes, des rapports de l’identité judiciaire et de médecine légale, des résumés d’enquête de proximité. Il voulait être prêt pour sa rencontre du lendemain.
Avant d’appeler Lucie, il avait longuement échangé avec Nicolas Bellanger et fait un point sur l’enquête. Le capitaine de police lui avait appris qu’ils avaient peut-être une piste pour « CP », avec cette histoire de connexions depuis le CHR d’Orléans. Il lui avait aussi parlé de la tête coupée, du meurtre d’un photographe appelé Mickaël Florès. Bellanger en saurait plus là-dessus le lendemain matin, puisqu’il avait rendez-vous avec un commandant de la gendarmerie d’Évry.
Sharko fit le vide dans sa tête, écouta les bruits de succion, et l’image de ses fils se matérialisa devant lui.
— T’as entendu ? fit la voix de Lucie dans l’écouteur.
— Un bon gros mangeur, comme son père.
Sharko avait envie de discuter de tout, de rien, pour que les minutes passent plus vite. Sa famille lui manquait, lui qui, quelques années plus tôt, n’aurait jamais pu croire qu’il aimerait de nouveau un jour.
Mais ce genre de truc vous tombait dessus n’importe quand, sans prévenir.
Au bout du compte, ils en vinrent à parler de l’enquête, parce qu’elle les habitait tous les deux. Parce que leur métier faisait partie intégrante de leur identité. Lucie se pencha pour prendre les pages qu’elle avait imprimées.
— Au fait, j’ai fait des recherches sur le Net concernant le Styx et les trois cercles concentriques.
— Lucie…
— J’étais installée dans l’appartement, Franck, face à mon ordi ! Rien de bien méchant !
Sharko se massa les tempes, fatigué. Des images d’horreurs se percutaient encore sous son crâne. Des cris de femmes qu’on dépeçait. Le visage granuleux de Foulon, penché au-dessus d’elles. Il revit la femme aux iris blancs, hurlant alors qu’on l’emmenait dans l’ambulance.
— Très bien. Je t’écoute.
— OK. La piste du Styx, tout d’abord. J’ai cherché un lieu qui porterait ce nom, mais ça n’a rien donné de concret. Je te garantis que j’ai fouillé en long et en large sur Internet. Que dalle. Pourtant, c’est évident, vu le message dans la baraque de la forêt d’Halatte, qu’il s’agit d’un endroit. Mais c’est introuvable sur la Toile.
Lucie se rendit compte que le pauvre Jules cherchait désespérément à attraper la tétine qu’elle avait sortie par mégarde de sa bouche, absorbée par sa conversation avec Franck. Elle reprit une position plus confortable.
— La partie intéressante vient des trois cercles concentriques. J’ai cherché dans la symbolique. Là encore, on trouve tout et n’importe quoi, beaucoup d’éléments polluants, mais il y a quelque chose qui est assez rapidement entré en résonance avec le Styx. C’est La Divine Comédie. L’Enfer de Dante.
Sharko se leva et vint s’asseoir sur le lit, une main sur le front. Sa journée avait été interminable, et il savait qu’il peinerait à trouver le sommeil. Trop, bien trop de ténèbres autour de lui.
— Vas-y, rafraîchis-moi la mémoire, fit-il.
— Je vais faire au plus simple et t’épargner le baratin. Dans La Divine Comédie de Dante, l’enfer est composé de neuf cercles. Virgile et Dante vont parcourir les cercles qui se déroulent en spirale jusqu’au plus profond de la Terre. Au fur et à mesure qu’ils descendent, les cercles se rétrécissent. Les péchés de ceux qui peuplent ces cercles sont plus graves, et les pécheurs sont de moins en moins nombreux, puisque le diamètre des cercles diminue. Tu me suis ?
— J’essaie.