— De cercle en cercle, on se rapproche de Lucifer, on s’éloigne de Dieu, du monde de la lumière. On plonge vers les ténèbres, l’interdit, tout ce qu’il y a de pire.
— Tu penses que ces trois cercles dessinés symbolisent les trois derniers cercles de l’enfer ?
— Je le crois, oui. Rappelle-toi le message sur le carnet : « De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie. » Dans La Divine Comédie, le Styx traverse l’enfer entre le cinquième et le sixième cercle. C’est Charon, le nocher des Enfers, qui permet le passage…
Charon… Bellanger venait d’en parler à Sharko par téléphone…
— … Ensuite, il y a la cité de Dité. Au-delà, dans les derniers cercles, se trouvent les êtres qui ont commis les fautes les plus lourdes, les plus répréhensibles, parce qu’ils ont usé de leur raison, de leur intelligence pour commettre le Mal. Ils ne sont ni fous ni simples d’esprit. Bien au contraire…
Jules poussait de sa petite langue sa tétine. Il restait un peu de lait mais le nourrisson était repu. Lucie posa le biberon sur le côté et redressa son enfant pour le rot. Elle avait placé son téléphone devant elle, haut-parleur activé.
— T’es toujours là ?
— Oui…
— Je crois que les trois types que vous recherchez sont des fanatiques qui signent avec un symbole, qui se reconnaissent à travers lui, et qui pensent faire partie des « meilleurs », des plus diaboliques, pour donner une image. Ils ne sont pas des gens qui commettent des actes isolés dans leur coin, je pense qu’ils agissent ensemble, qu’ils ont un but. La prudence de notre kidnappeur, qui code son carnet, choisit plusieurs lieux de rencontre, est plutôt révélatrice d’un esprit très organisé, cartésien, qui ne laisse pas de place au hasard. Il doit être socialement intégré, et…
— Te fatigue pas, on sait qui c’est, Lucie.
Sharko se mordit la langue. Trop tard. Il y eut un long blanc à l’autre bout du fil.
— C’est un flic, poursuivit-il. Un OPJ mort lors d’une intervention banale l’année dernière. C’est pour cette raison qu’on a retrouvé une fille vivante. Elle est restée enfermée dans une carrière avec suffisamment de nourriture pour survivre.
Lucie était stupéfaite. Elle reprit le téléphone dans sa main et coupa le haut-parleur.
— Pourquoi ? Pourquoi il a fait une chose pareille ?
— On n’en sait rien. On n’a aucune trace des filles. Celle qui est en vie est traumatisée, incapable de s’exprimer. Maintenant qu’on sait qui il est, je ne pense pas qu’elle nous apprendra grand-chose de plus, de toute façon. Tu as raison, notre homme n’était pas seul. On cherche désormais à savoir qui a inscrit le message dans la maison où tu t’es rendue et qui se fait appeler Charon, et à retrouver ce « C », qui se révèle être « CP », donc un prénom commençant par C et un nom par P, ou vice versa. Il y a beaucoup d’éléments dans cette enquête, beaucoup de pistes à creuser. Ça prend du temps, mais on avance. Les gars bossent bien et…
— C’est qui, ce flic ? Comment il s’appelle ?
— Je préfère ne pas te dire, Lucie. Pas pour le moment. Pas comme ça, au téléphone.
Lucie saisit la balle au bond :
— Donc, ça veut dire que t’es OK pour que je reprenne ?
— Avec autant de joie qu’un chat qu’on balance à la flotte, ouais. Mais vu que c’est plus fort que toi, et qu’à la limite je préfère savoir ce que tu fais plutôt que de te laisser mener ton enquête seule dans ton coin. Bellanger est en train de se renseigner pour que tu réintègres au plus vite, sans doute après-demain.
— Génial.
— Je te le fais pas dire. Mais il y a un juste un petit souci : les jumeaux. On n’est pas encore organisés avec la nounou et…
— Laisse, j’ai la solution. Ma mère. Ça fait tellement longtemps qu’elle veut passer du temps avec les enfants. On met les petits lits dans notre chambre, et maman dort dans celle des jumeaux. J’ai discuté avec la nounou. Elle pourra prendre les enfants en charge dans une grosse semaine…
Sharko tarda à réagir. Marie Henebelle, une semaine dans les pattes ? Certes, il s’entendait bien avec sa belle-mère, mais de là à vivre avec elle ?
— C’est ta mère, après tout. Très bien, faisons l’essai, on verra si je tiens le coup.
Lucie était folle de joie, et Jules lui gâcha un peu son plaisir avec un haut-le-cœur. Une mousse blanchâtre s’échappa de ses lèvres, que Lucie essuya avec le bavoir. De l’autre côté du couloir, Adrien commençait à s’agiter, poussant des petits cris. Il appelait sa mère qui aurait bien aimé avoir quatre bras à ce moment-là.
La maman se leva et plaça Jules dans sa balancelle.
— Je vais devoir te laisser si je ne veux pas réveiller tout l’étage, fit-elle. Ça va aller, toi ?
— Ça va comme un type qui dort seul dans un hôtel sur l’île de Ré, avec le mur de la baraque d’en face comme panorama.
— On se voit demain, c’est ça ?
— Demain, oui. Dis, je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi.
Il lui expliqua, elle trouva que c’était une bonne idée. Il lui dit au revoir puis posa son téléphone sur la table de nuit. Il n’avait pas raccroché.
Avant de se doucher, il fixa une dernière fois les feuilles étalées au sol, ces profils psychologiques de Foulon, dressés par des spécialistes. Le Boucher faisait partie de ces tueurs organisés, méticuleux, pleinement conscients de leurs actes. Il n’y avait pas pire dans la préméditation. Il aurait sans nul doute trouvé sa place dans le neuvième cercle de l’enfer de Dante. Lui, un animal sanguinaire, sans émotions, sans la moindre capacité à éprouver de l’empathie pour ses victimes. Une bête des ténèbres, solitaire, et qui, paradoxalement, n’errait pas seul dans l’obscurité la plus profonde.
Il y en avait d’autres comme lui. Des habitants des cercles.
Combien avaient franchi le Styx pour ne plus jamais revenir vers la lumière ?
Quelle sinistre voie avait trouvé Daniel Loiseau de l’autre côté de la frontière ?
Et surtout, quel sombre Charon lui avait indiqué le chemin ?
Après avoir fait sa toilette, Sharko se coucha et éteignit la lumière.
Puis il mit son téléphone sur haut-parleur. Lucie avait fait de même, de son côté, en disposant le mobile allumé entre les lits des jumeaux, avant d’aller se coucher.
Le lieutenant finit par fermer les yeux, bercé par les petits gazouillis de ses fils.
Loin, et pourtant si proches.
31
Un hôtel deux étoiles miteux, quelque part pas loin de l’autoroute, entre Rouen et Paris.
Un lieu perdu, sans identité, anonyme, comme elle. Un lit posé sur une moquette grise, une salle d’eau ridicule, avec une cabine de douche en PVC et un chiotte juste en face. Par la fenêtre, l’enseigne blafarde et clignotante d’une pauvre station-essence.
Camille était sous la douche, seule avec ses plaies à vif. De petits filets de sang rougissaient l’eau autour de la bonde, juste sous ses pieds, avant de se diluer. La jeune femme regarda ces fresques éphémères, cette coulée de vie. C’était cela, son chemin, une fuite perpétuelle vers nulle part. Aucun point d’attache, rien de construit. Son existence comme un feu de paille. Elle enviait tellement ceux qui avaient une famille, ces mères qui jouaient avec leurs mômes et qu’elle voyait depuis la fenêtre de sa chambre, à la caserne.
Elles n’étaient que joie et vie.
Et elle, tristesse et ténèbres. Elle allait mourir seule, comme une pauvre conne.
Elle leva la tête et ferma les yeux sous le jet puissant, essayant de vider son esprit ne serait-ce qu’une poignée de secondes.