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Mais même dix secondes, c’était trop.

Camille allait mal, elle le savait. Elle n’avait encore prévenu personne de sa découverte dans la chambre de Florès. Quatre heures plus tôt, elle avait failli massacrer le Serbe. Une pulsion criminelle s’était emparée d’elle, comme si, soudain, elle n’avait plus été maîtresse de son corps ni de son esprit. Elle avait arrêté son geste au dernier moment, à deux centimètres de sa gorge.

Nikolic se souviendrait d’elle toute sa vie.

Un quart d’heure plus tard, elle passait un appel anonyme aux flics depuis la gare de Rouen, leur suggérant de se rendre à l’adresse de Dragomir Nikolic : on aurait entendu une bagarre dans son appartement. Sur place, ils avaient dû découvrir l’homme attaché aux tuyaux, bien vivant, entouré de sacs Vuitton, de montres de luxe, la bouche pleine à craquer de billets de banque.

Camille s’essuya en douceur, prenant garde à ses blessures. Son comportement la troublait de plus en plus. Elle était persuadée que, heure après heure, le cœur et Daniel Loiseau avait une emprise grandissante sur son esprit. Elle songeait au film Alien, avec ces bêtes extraterrestres qui pondaient à l’intérieur même des explorateurs, et dont les larves grossissaient dans les organismes humains.

Même malade, l’organe continuait à se connecter à son système nerveux, à la coloniser, à la pousser dans ses retranchements. Il battait grâce à elle, se nourrissait de son sang. Et elle n’y pouvait rien. Le seul moyen de le combattre était de s’en débarrasser comme on avorte, de recevoir un nouveau cœur. Mais évidemment, elle n’avait toujours pas eu le moindre signe du docteur Calmette.

Super-urgence, mon cul !

Elle refit ses pansements et se précipita à son ordinateur connecté au réseau WIFI de l’hôtel lorsqu’elle entendit le bruit caractéristique de l’arrivée d’un mail qu’elle attendait avec impatience.

Il provenait de l’adresse personnelle de Boris. Camille savait que le lieutenant était extrêmement prudent et n’avait pas pris le risque de l’envoyer depuis le serveur de la gendarmerie. Elle lui avait demandé, plus tôt, d’effectuer pour elle plusieurs recherches.

Elle l’ouvrit et le lut :

Salut Camille,

Je ne sais pas dans quoi tu te fourres, mais j’aimerais VRAIMENT que tu me dises la vérité à présent. N’oublie pas que je m’implique, de mon côté, et que toutes ces étranges recherches pourraient finir par me retomber dessus s’il venait à t’arriver quelque chose.

Bon… Comme tu me l’as demandé, j’ai passé mon après-midi et une bonne partie de la soirée à essayer d’obtenir des informations sur la famille de ce Mickaël Florès, reporter et photographe qui a l’air de traiter des sujets plutôt glauques. Avait l’air, plutôt. Il est mort, on l’a assassiné chez lui.

Camille leva les yeux, sous le choc. Voilà qui expliquait l’origine des taches de sang. Un meurtre…

Elle revint vers le mail.

C’était le 23 février 2012, il y a presque six mois. Et attends, parce qu’en me renseignant sur le père, j’ai découvert qu’il avait été lui aussi assassiné, le même jour ! Et quand je dis assassiné, je pèse mes mots. Il a été retrouvé dans un abattoir désaffecté au Havre. Un truc vraiment sordide, il paraît. C’est le type de la mairie avec qui je me suis mis en contact qui m’en a parlé, encore bien marqué par cette histoire, visiblement…

Tuerie du fils et du père dans la foulée, à quatre cents kilomètres d’écart. T’es sur du lourd, ma grande.

Je n’ai pas grand-chose sur le fils Mickaël, mais j’ai pu retrouver les infos dans un article numérisé de Ouest-France (en PJ) concernant son père Jean-Michel. Je n’ai pas voulu appeler les gendarmes d’Évry qui se sont occupés de l’enquête sur le fils ni les collègues du Havre qui ont géré l’affaire côté paternel, tu te doutes bien qu’ils m’auraient posé des questions. Mais d’après le monsieur de la mairie du Havre, le dossier serait toujours irrésolu. J’ai tout de même réussi à grappiller l’identité du capitaine de police qui était chargé de l’enquête pour le père. Il s’appelle Guy Broca, il est à la retraite depuis quelques mois. Il habite à Étretat, pas loin des falaises. Je me doute bien que tu vas te rendre là-bas. Ce que j’ignore encore, c’est pourquoi.

Quelle famille au destin tragique ! La mère, pour finir, est morte six mois après la naissance de Mickaël, en 1970. Elle s’est jetée sous un train.

Voilà, voilà. C’est très gai, quoi.

Je peux difficilement aller plus loin sans que ça se remarque ici.

Il est tard. Demain, je m’occuperai de rechercher pour toi cette Maria dont tu m’as envoyé la photo. Le cliché avec ces étranges bonnes sœurs semble assez ancien, la femme a dû prendre de l’âge. D’après Google, Matadepera est une toute petite ville proche de Barcelone. Et donc, si cette Maria habite encore là-bas, on a une chance de mettre la main dessus. Dès que possible, j’essaierai de savoir qui elle est.

Tout cela est tellement intrigant. Tu m’expliqueras ?

Je ne sais pas quand tu liras ce message, mais tiens-moi au jus, je t’en prie. Parce que, l’air de rien, même si je ne laisse rien transparaître depuis tout ce temps… Enfin, c’est important qu’il ne t’arrive rien, je veux dire. Ça me ferait mal.

Je suis trèèèèèèès maladroit, je sais.

Je te laisse. Bonne nuit à toi.

Boris.

Camille s’appesantit sur les derniers mots de Boris. Il se livrait, enfin, à demi-mot. Lui, le grand timide.

Et cela fit plus mal encore à la jeune gendarme. Elle n’osa imaginer un début d’histoire sentimentale entre eux. Vu son état de santé, avait-elle le droit de l’impliquer dans une relation amoureuse ? Non, ce serait bien trop de souffrance. Pour eux deux.

Elle préféra revenir à ses ténèbres, s’empresser d’ouvrir la pièce jointe et lire l’article de Ouest-France. L’auteur parlait d’une macabre découverte dans un abattoir, d’un crime hors du commun qui avait frappé un homme sans histoire, patron d’une boutique de vêtements à Honfleur. Le reste ne lui apprit pas grand-chose de plus. Juste du baratin de journaliste.

Camille referma le document, interloquée. Un meurtre sauvage, un père et son fils tués le même jour, d’après Boris, une mère suicidée…

Elle songea au petit squelette qu’elle avait trouvé dans le grenier et qui avait échappé à la vigilance des gendarmes. Quelle malédiction avait frappé cette famille ? Pourquoi ce double meurtre hors du commun ? Que cherchait l’assassin ?

Et pourquoi, aussi, le suicide de la mère, six mois après la naissance de Mickaël ? Assise sur son lit, Camille parcourut de nouveau l’album photo, passant l’index sur le visage terriblement triste de la mère. Le père non plus ne souriait pas, on aurait dit un album d’enterrement, pas celui d’une naissance.

Si seulement Camille pouvait savoir pourquoi les pages du début de l’album avaient été arrachées, et ce qu’elles contenaient…