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L’enseigne commerciale clignotait par la fenêtre, illuminant le visage de la jeune femme plongé dans l’ombre. Camille avait l’impression d’être le personnage d’un film glauque en quête d’un sinistre secret. Un de ceux qui errent d’hôtel en hôtel, et qui traquent le diable en personne, jusqu’à se retrouver face à lui.

Dans un frisson, elle se leva et tira le double rideau d’un coup sec. Elle rabattit le capot de son portable, referma l’album et éteignit la veilleuse. L’obscurité n’était qu’illusoire, la lumière continuait à entrer par les côtés du rideau. Des teintes bleues, froides, qui se projetaient sur les murs, dessinaient des triangles, des carrés, des formes géométriques qui la mirent mal à l’aise.

Elle garda les yeux rivés sur le plafond, pensive. De nombreuses questions la taraudaient. Le meurtre des Florès était-il lié aux reportages que Mickaël menait ? Avait-il découvert quelque chose qu’il n’aurait jamais dû découvrir ? Mais pourquoi le père ?

Une question l’obsédait cependant plus que les autres : que venait faire Daniel Loiseau là-dedans ?

Agacée par la lumière, elle se réfugia sous ses couvertures et déclencha son métronome qu’elle avait posé sur la table de chevet. Les pulsations régulières de l’instrument, toutes les demi-secondes, recréèrent autour d’elle un environnement familier, rassurant. Comme un cocon protecteur. Elle ferma les yeux jusqu’à ce que le tic-tac se confonde avec les battements du cœur.

Boum boum… Boum boum… Boum boum

Au bout de quelques minutes, elle ressentit un goût de tabac au fond de la gorge. C’était sec, râpeux, comme si elle venait de sucer de la sciure. Elle plissa les yeux, ouvrit grande la bouche, avec l’impression que quelqu’un appuyait sur ses mâchoires. Une main, puis un bras sortirent alors du plus profond de sa gorge. Et, du fin fond de son larynx, deux yeux noirs et brillants l’observaient.

Brusquement, elle se releva, le souffle coupé, les mains plaquées sur la poitrine.

Trempée de sueur.

Elle alluma et se rua sur son sac, d’où elle sortit la photo de son donneur.

Elle la plaqua contre le rideau qui lui-même s’écrasa contre la vitre de la fenêtre.

Et elle lui déchiqueta le visage à coups de lame de rasoir.

Une partie du rideau était en lambeaux quand Camille se laissa choir sur le sol, en pleurs.

32

Vendredi 17 août 2012

Pierre Foulon mesurait un mètre quatre-vingt-dix-sept et pesait plus de cent kilos.

Les femmes qu’il avait mutilées, démembrées, dévorées puis abandonnées en morceaux sous des bâches avaient été minces, de petite taille, toutes quarantenaires. Facile d’imaginer leur calvaire lorsqu’on avait en face de soi cette masse au visage grêlé, à la grosse moustache noire et aux lunettes qui faisaient ressembler ses yeux à des œufs sur le plat.

Sharko avait appris, suite à un coup de fil au juge d’application des peines, que Lesly Beccaro, la visiteuse assidue deux ans et demi plus tôt, s’était présentée comme sa « petite amie ». Elle habitait La Rochelle, à quelques kilomètres de l’île. Le lieutenant se dit que, en cas d’échec de l’entretien, il pourrait être intéressant d’aller lui rendre une petite visite. Quant à Daniel Loiseau, il avait prétexté l’envie d’écrire un roman autour des tueurs en série pour rencontrer Foulon. Le JAP n’avait pas été plus surpris que cela : de plus en plus de journalistes ou de policiers se mettaient à écrire ce genre de livres très prisés par les lecteurs. Le fait qu’il fût de la maison avait facilité les démarches pour la rencontre.

Évidemment, Loiseau avait menti, Sharko en avait la certitude.

Ses motivations avaient été autres.

Nicolas Bellanger avait bien bossé : vu les enjeux de l’affaire, Franck avait eu droit à une pièce spéciale de quelques mètres carrés, isolée, avec une table en bois et deux chaises scellées au sol. Le contact direct était infiniment préférable à la vitre en Plexiglas percée de petits trous dans les parloirs communs.

Il attendait l’arrivée du Boucher depuis dix minutes, son pied droit battant avec impatience le béton. L’air était frais, aucune lumière naturelle ne perçait. À l’extérieur, avant que Sharko pénètre dans la prison, le temps était devenu menaçant, le ciel s’était chargé de gros nuages noirs qui arrivaient du large.

Comme un présage à l’entretien.

Le flic était mal à l’aise parce que, chaque fois qu’il fermait les yeux, il voyait le sourire de ses jumeaux, leur fragilité. Foulon avait un jour été comme eux. Lui aussi avait souri, joué avec un hochet et été bercé. Lui aussi avait été aussi innocent que Jules et Adrien. Mais la violence avait commencé à s’enraciner en lui, à le gangrener de l’intérieur sans qu’il s’en rende compte. Une araignée qu’on écrase gratuitement. Une mouche dont on arrache les ailes, une fourmi qu’on crame à la loupe. Tout le monde avait fait ça, pour jouer, parce que le copain le faisait.

Mais lui, Foulon, il avait fonctionné différemment. Ses pulsions l’avaient mené chaque fois un peu plus loin. Les chats, les chiens… Jusqu’à son premier passage à l’acte sur des êtres humains. Sa toute première fois.

Dès lors, la machine meurtrière avait été lancée, impossible à arrêter.

Un claquement de verrou résonna contre la pierre glaciale. Sharko se raidit, tandis que le colosse entrait, les mains menottées par-devant, vêtu d’un uniforme pénal bleu trop serrant. Cheveux noirs et courts, lunettes grises plaquées sur son nez droit. Les os des pommettes saillaient comme si son visage aussi était une arme. La prison avait affûté les angles, durci les chairs, et fait de cet homme une barre de fer.

Foulon se dirigea vers la chaise et s’assit, fixant Sharko dans le blanc des yeux. Deux surveillants se tenaient proches de la porte.

Le flic s’efforça de parler d’une voix monocorde, sans tremblements.

— Je suis le commissaire Franck Sharko, de la brigade criminelle du 36, quai des Orfèvres. Merci d’avoir accepté de me rencontrer.

Ça lui arrachait la gueule de faire des courbettes à ce salopard.

— On m’a dit, oui, répliqua Foulon. Comment va votre collègue, le capitaine Lemoine ? J’aurais bien aimé le revoir. Discuter un peu avec lui.

— Il est loin, en ce moment. Les vacances…

— Ah, les vacances. Les miennes sont perpétuelles. Comme celles des filles dont je me suis occupé. Quelque part, je me dis qu’elles ont de la chance.

Il pesait chaque mot. Cette voix lente, ce timbre langoureux, comme sur l’enregistrement audio.

— Dites, combien de petits soldats travaillent pour vous, commissaire ?

— Vingt-sept officiers de police judiciaire.

Foulon eut un imperceptible sourire. Il fixa le nœud de cravate de son interlocuteur, descendit son regard en direction de la main gauche — sans doute à la recherche d’une alliance — puis revint vers son visage. Sharko referma légèrement cette main, infime geste qui n’échappa pas à Foulon. Le tueur se détendit sur sa chaise, profitant de chaque centimètre de liberté.

— Et vous venez en personne ? Pas de vacances vous concernant ?

— C’est une affaire très importante. J’ai besoin de votre aide.

— Mon aide ? C’est très flatteur. Et dites-moi donc ce que moi je pourrais obtenir en échange. Avez-vous, par exemple, le pouvoir de me faire sortir de ce trou à merde ?

— Vous savez bien que non.

Foulon lui adressa un regard méprisant. Ses sourcils disparurent derrière la monture de ses grossières lunettes.