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— Vous ne m’êtes d’aucune utilité. Vous vous sentez peut-être grand parmi vos hommes mais ici, vous n’êtes qu’un flicaillon sans pouvoir.

Sharko groupa ses mains sous son menton et se pencha un peu vers l’avant, l’air serein.

— J’ai au moins eu le pouvoir de te faire venir jusqu’à cette pièce, Pierre.

Le Boucher, à qui le soudain tutoiement du flic n’échappa pas, ôta ses lunettes et se mit à frotter méticuleusement les verres en cul de bouteille à l’aide du bas de sa chemise. Il y avait quelque chose d’effrayant, d’obsessionnel dans ce geste.

— Je faisais toujours ça avant de les taillader. Je frottais mes lunettes avec leur petite culotte, tout doucement, puis je les mettais sur leur jolie frimousse. Tu sais pourquoi ?

— Tu les enlaidissais, tu leur barbouillais aussi les dents de cirage noir acheté au surplus militaire pas loin de chez toi. Puis tu les cognais, encore et encore, juste pour leur montrer ce que toi tu avais subi plus jeune. Pour qu’elles ne se moquent plus de toi. Quelque part, je te comprends, Pierre.

Le tueur replaça ses doubles foyers sur son nez. Les deux œufs sur le plat réapparurent.

— « Je te comprends, Pierre », répéta-t-il d’un air moqueur. Tu récites bien tes leçons, co-mmi-ssaire. T’as vu mes vidéos ? T’as lu quel livre sur moi ?

— Aucun, malheureusement. Mais je compte bien me les procurer très vite et les mettre en bonne place dans ma bibliothèque.

— Tu sais que j’apparais dans une dizaine de bouquins sur les tueurs en série ? Qu’on me connaît au-delà des frontières, contrairement à toi ?

Il se leva et se pencha d’un coup vers l’avant, ce qui provoqua une réaction des gardiens. Son visage se colla presque à celui de Sharko, qui eut une accélération soudaine du rythme cardiaque et un léger mouvement de recul.

— Moi aussi, j’ai eu le pouvoir de te faire venir jusqu’ici. La différence, c’est que, moi, je n’ai fait que quelques mètres et que, toi, tu t’es farci plus de cinq cents bornes. J’espère que la route n’a pas été trop longue et que tu vas au moins profiter un peu de ton voyage sur l’île de Ré. On y mange de bonnes huîtres, il paraît, bien juteuses. J’ai toujours aimé ce qui était juteux. Tu penseras à moi en glissant ces petites chattes humides et salées dans ta bouche.

Il se tut, figé.

— Tu sues, commissaire. T’as l’air contracté, soucieux. C’est bien…

Puis il se retourna pour partir. Il marchait d’un pas lourd en direction des gardiens.

— Douze filles, enfermées dans un sous-sol, filmées, et qui ont disparu, s’écria Sharko. Elles sont rasées, tatouées sur le crâne avec une ou deux lettres, et une série de numéros, comme au Loto. Et toi, Pierre Foulon, tu es concerné au plus haut point. Voilà pourquoi je suis venu te voir.

Foulon s’arrêta net. Puis, après quelques secondes de totale immobilité, vint se rasseoir.

— Concerné ? Explique-moi.

— Je pense que tu sais exactement de quoi il s’agit, et de qui il s’agit, parce que l’auteur des faits est venu te voir ici. On l’a coincé et on le retient dans nos locaux.

Sharko y allait au bluff. Enfermé entre ses quatre murs, Foulon avait très peu de chances de savoir que Daniel Loiseau était mort d’une balle en pleine tête lors d’une opération de police.

— Je ne vois pas de quoi ni de qui tu parles.

— Daniel Loiseau.

Foulon réagit après quelques secondes.

— Ah, lui…

— Oui, lui. Tu sais, il n’a plus l’air de t’apprécier beaucoup vu la façon dont il nous a parlé de toi. À mon avis, l’élève se croit supérieur au maître.

— Qu’est-ce qui te fais dire une chose pareille ?

— « Je m’en suis fait douze, il s’en est fait que sept et il s’est fait prendre comme un bleu », voilà le genre de phrases qu’il nous a sorties. Il n’a pas hésité à te balancer.

Foulon restait immobile, le regard insondable. Sharko poursuivit, il avait désormais toute l’attention du Boucher :

— Il nous a même refilé tes rognures d’ongles, tes cheveux, et un enregistrement sur lequel tu te vantes de tes exploits. Les dessins que tu lui as donnés étaient arrachés. C’était dans un sac-poubelle, au fond d’une cave.

Le tueur inspira lourdement. Sa poitrine semblait peser des tonnes.

— Un sac-poubelle… Et il t’a dit que je lui avais donné ces petits cadeaux en prison, c’est ça ?

Y avait-il un piège dans la question ? Sharko se rappela les dessins en noir et blanc, les barreaux, les cellules où les personnages étaient enfermés. Foulon était forcément déjà en taule au moment où il avait réalisé ces esquisses.

— Oui, quand il est venu te rendre une petite visite, il y a pas mal de temps à présent. Tu te souviens ?

Le tueur acquiesça sans desserrer les lèvres.

— Si je suis ici, c’est parce qu’il ne veut rien me dire pour le moment, poursuivit Sharko, et que je suis pressé. Je pense que d’autres filles sont encore vivantes, quelque part. Alors, je me suis dit que tu pourrais peut-être damer le pion à Loiseau et nous dire où elles se trouvent. Ça réduirait son score, si tu vois ce que je veux dire. Évidemment, ta coopération remonterait aux oreilles du directeur de la prison et du juge. J’ai appris que les conditions de vie n’étaient pas des plus simples, ici.

Pierre Foulon regroupa ses mains et fit lentement tourner ses pouces l’un autour de l’autre.

— Ce serait du donnant-donnant, alors ?

— On peut dire ça.

— Faut que je réfléchisse…

Il bascula la tête vers l’arrière, les yeux fermés. Sharko lança un coup d’œil aux surveillants, qui secouaient la tête de dépit. Après deux ou trois interminables minutes, Foulon rouvrit les yeux.

— Très bien.

Sharko trouva étrange qu’il accepte aussi facilement. Foulon était le genre de type qui savait livrer les informations au compte-gouttes, histoire de faire durer, de jouer, d’énerver. Il aurait très bien pu aussi exiger des papiers signés.

Quelque chose clochait.

— Mais avant, ajouta-t-il, je vais te raconter en détail comment j’ai tué Carine, puis Bélinda, et je finirai par Christine, c’est la meilleure. Les autres sont un peu moins intéressantes. T’es pressé mais t’as bien un peu de temps pour m’écouter, j’espère ?

Sharko ne put s’empêcher de serrer les mâchoires. Cela n’échappa pas au Boucher, qui eut un large sourire.

— Je vois que ça te convient.

Le flic dut l’écouter déverser ses horreurs, comme sur l’enregistrement audio. Un délire verbal, un souci du détail, une capacité à restituer la réalité qui donnait envie de vomir. Sharko emmagasinait, encaissait, stockait sans broncher, mais il hurlait intérieurement de douleur. Foulon était tout ce qu’il détestait au plus haut point, un déchet, un rebut, un habitant du neuvième cercle de l’enfer, socialement irrécupérable. Les types comme lui avaient détruit sa vie, assassiné ses proches.

À la fin de son monologue, Foulon porta ses deux mains à son sexe en érection, mais les surveillants pénitentiaires se précipitèrent. Il éclata de rire, gigotant pour qu’on le laisse tranquille, profitant au maximum de son faible pouvoir, de son emprise temporaire.

— Les laisse pas m’embarquer ou tu ne sauras jamais.

Après quelques éclats de voix, le flic et le prisonnier finirent par retrouver leur position initiale, face à face. Pierre Foulon roula des épaules, rajustant sa veste.

— De vraies brutes… Et maintenant, parce que je n’ai qu’une parole, je vais t’aider un peu, puisque tu patauges dans la vase comme une pauvre anguille sans défense. Mais je vais pas tout te dire. On va plutôt jouer.