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— Écoute, j’ai franchement pas envie de…

— T’as droit de me poser une seule et unique question. Si je n’ai pas la réponse à ta question, tu auras grillé ton crédit. Si je l’ai, je te répondrai au mieux. Toi et toute ta clique de morveux, vous aurez beau revenir ici, je ne parlerai plus jamais. Réfléchis bien, maintenant.

Sharko comprit, à l’attitude de Foulon, qu’il n’y aurait aucune négociation possible. Il se mit à marcher dans la pièce. Le Boucher le suivait du regard, l’air amusé, jouant avec les maillons de ses menottes.

Une seule question…

Quel thème aborder ? Les tatouages ? Chercher à connaître l’identité de Charon, celui à qui Loiseau remettait les filles ? Demander qui était « CP », l’auteur du mail avec la photo de la tête coupée ? Que savait réellement Foulon ? Qu’ignorait-il ? Il fallait assurer. Repartir avec peu plutôt que repartir bredouille. Taper au plus juste.

Sharko revint vers la table et posa les deux mains à plat sur le bois, se penchant à son tour vers l’avant. Il dominait Foulon, l’autre le sentit et lui demanda immédiatement de s’asseoir. Mais Sharko ne bougea pas, lui tenant tête. Il se sentait mieux, il ne tremblait plus. Il avait réussi à se sortir sa famille de l’esprit. Ses vieux réflexes revenaient, il était au combat, dans l’arène.

Le Sharko d’autrefois. Vif, intuitif.

Dangereux.

— Pourquoi Daniel Loiseau est-il venu te voir au parloir ?

Le Boucher plissa les yeux derrière ses grosses lunettes.

— C’est une bonne question. Excellente, même !

Cette fois, Sharko s’assit pour se rapprocher un peu, sans le lâcher du regard.

— Alors ?

— Au risque de te décevoir, je n’avais jamais vu ton Loiseau auparavant. Je ne le connais pas plus que ça, en fait.

Le flic commença à bouillir intérieurement.

— Déconne pas.

— Si, c’est vrai. C’était très rigolo de voir ton sérieux, d’écouter ton baratin, de me foutre un peu, juste un peu, de ta gueule. Et tu veux savoir ? Ça me ravit que l’apprenti écrivain soit passé à l’action. Douze, tu dis ? Et il les tatouait, les rasait ? Un bon petit gars.

Il pouffa, désormais vautré sur sa chaise, les jambes écartées.

— En réalité, s’il est venu ici, c’était juste pour me parler du bouquin qu’il voulait écrire.

Foulon afficha un sourire macabre, dévoilant des dents mal entretenues, grises pour certaines.

— Tu sais que je reçois des lettres d’admirateur, parfois ? Des déclarations d’amour, même ? Que des femmes tombent amoureuses de moi ?

Il marqua un silence, l’air subitement contrarié, puis retrouva son aplomb :

— Loiseau disait qu’il voulait me voir en face pour que ça fasse plus vrai pour son roman, mais moi, je savais qu’il m’estimait à un point tel que tu ne peux l’imaginer. Je l’ai lu dans ses yeux, même s’il essayait de le cacher. Il m’ad-mi-rait.

Sharko ressentit une grande déception. Alors Loiseau serait juste un de ces tarés d’admirateurs ? Ou Foulon s’enfonçait-il dans le mensonge ? Impossible de savoir.

Le tueur en série sembla s’amuser d’avoir déstabilisé le flic à ce point.

— Je vois que tu t’attendais à autre chose, poulet ?

Il fit glisser ses mains sur son torse.

— Il m’a dit que, grâce à moi, à mes actes remarquables, il avait rencontré des gens qui lui avaient permis de se révéler, de sortir de sa chrysalide, de « naître » enfin. Avec ce que tu m’as raconté, je me rends compte qu’il ne me parlait pas de la naissance de l’écrivain, mais de sa partie obscure…

Les lèvres de Foulon s’étirèrent.

— Cette partie qui fait que je suis enfermé ici. Cette partie qui fait que, toi, tu existes. (Il caressa la table comme s’il s’agissait d’un corps allongé dont il aurait l’entière maîtrise.) Il t’a parlé de son projet de bouquin ? demanda-t-il.

Sharko secoua la tête sans le quitter des yeux. Foulon déversait son miel infâme avec délectation et froideur.

— Non, bien sûr… Pourquoi il l’aurait fait ? C’était très intéressant. Dans son idée, des gens auraient pour objectif de répandre le Mal. Mais le vrai Mal, poulet, avec un « M » majuscule. Tuer, corrompre, considérer la race humaine pour ce qu’elle est réellement : un troupeau de bestiaux qui mérite d’être abattus comme de vulgaires porcs. Rien que ça.

Son index dessina des figures invisibles. Des cercles.

— Il imaginait trois cercles concentriques d’individus, symbolisant une hiérarchie dans la perversité et la souffrance infligée à ces chers petits humains. C’était ça, son idée : il y aurait des gens dans les trois cercles, à différents degrés du Mal, si tu veux. Beaucoup d’individus dans le cercle extérieur, beaucoup moins dans le deuxième, et un seul dans le premier. Le plus intelligent, le plus monstrueux. Celui tout habillé de noir. L’homme en noir, celui qui erre dans les abysses.

Sharko était suspendu à ses lèvres. Le symbole des trois cercles, l’Enfer de Dante, les catégories d’individus malfaisants… Tout cela lui parlait.

— … Tu penses bien que ça m’a un peu énervé, quand il m’a dit que, selon lui, je ne faisais partie que du troisième cercle, le plus extérieur. Que les actes que j’avais commis n’étaient pas suffisants pour franchir les autres cercles, parce qu’ils ne servaient que mes propres… ambitions mais aucune autre cause. Que j’étais encore très éloigné du véritable noyau du Mal. Pas assez altruiste à son goût.

Il se leva et écrasa ses deux index en même temps sur la table, jusqu’à en faire blanchir les extrémités.

— Qu’on m’explique ce qui peut être pire que ce que moi, j’ai fait. Le troisième cercle… Puis quoi, encore ? Je fais partie du premier cercle, moi. Je suis l’homme en noir. Je lui ai dit de se tirer, à ce connard, il n’est plus jamais revenu.

Le Boucher se rassit, le regard immobile vers la table. Ses poings gros comme des pierres étaient fermés.

— Comment je remonte jusqu’à ces types ? demanda Sharko. Ceux des autres cercles ?

Foulon redressa ses yeux. Il parut surpris.

— Attends… Parce que t’y crois, à ce délire ? Ce gars, même s’il a pris un chemin intéressant, racontait juste une histoire, à l’époque.

— J’aime bien les histoires.

— Va te faire foutre. Quand bien même je saurais, tu crois que je te le dirais ? Ceux qui continuent à œuvrer sont ma seule liberté. Je ferme les yeux et me dis qu’en ce moment, quelque part dans le monde, une salope est en train de crever avec ce même regard qu’elle avait face à moi. Je l’imagine à ma guise, je la construis dans ma tête. (Il rouvrit les yeux.) C’est ça le Mal, tu comprends ? Il se répand dans les esprits, dans chaque individualité, comme un virus qu’on ne peut arrêter.

— Comment il les a rencontrés ? Où ? Est-ce qu’il t’a parlé du Styx ?

Foulon émit un bruit de succion.

— T’as épuisé ton crédit de questions.

De nouveau, il se tint immobile, remuant à peine les lèvres, le regard froid, impénétrable. Sharko ressentit un frisson lui parcourir le corps. Cet homme semblait changer de masque à chaque seconde.

Puis le tueur se leva, les mains groupées au niveau du bassin.

— Depuis le début, je sais que tu me mens, sale poulet. Loiseau, vous ne le tenez pas. Soit parce qu’il a disparu, soit parce qu’il est mort.

Il tira sur l’un de ses cheveux et le posa délicatement devant Sharko.