— Ces petits objets très personnels dont tu me parles et qui étaient en sa possession, je n’étais pas au courant. Je ne lui ai jamais remis quoi que ce soit.
— Impossible. Sinon, explique-moi comment il les a récupérés.
Foulon se passa la langue sur les lèvres.
— T’es qu’une vulgaire merde qui flotte à la surface de l’océan, commissaire. Si tu veux comprendre, il va falloir que tu plonges un peu plus profond.
Sur ces ultimes paroles, il se tut. Puis il se dirigea vers la sortie sans se retourner.
La porte claqua, et Sharko sursauta.
En attendant qu’un surveillant revienne, Franck resta là, fixant ses mains qui ne tremblaient plus. Il souffla un bon coup, relâchant toute la pression accumulée. Le cheveu se décolla de la table. Le flic l’attrapa et le porta devant son regard.
Peut-être était-ce grâce à ce cheveu que le flic d’Argenteuil avait rencontré des gens qui lui avaient permis de se révéler, de « naître » enfin, comme avait expliqué Foulon. Mais comment s’était-il procuré ces morceaux de Foulon ? Et comment un simple cheveu avait-il permis d’éventuelles rencontres ?
Sharko ne lâcha pas son idée, il fallait creuser cette piste. Les dessins, les ongles étaient forcément sortis d’ici par l’intermédiaire de quelqu’un qui avait accès au parloir. Quelqu’un en qui Foulon avait confiance, quelqu’un sur qui il pouvait compter.
Le lieutenant sentait qu’une partie de la réponse était là, toute proche.
C’est alors qu’un nom clignota en rouge dans son esprit.
Lesly Beccaro, l’ex-petite amie.
33
La grande caserne de gendarmerie qui rayonnait sur les départements au sud de la capitale se trouvait 18, rue Jean-Malézieux, à Évry, à proximité de l’autoroute du Soleil. L’endroit où les bâtiments étaient implantés était plutôt agréable, cerné d’arbres, de bureaux modernes, de terrains de sport. Mais Évry restait une ville de banlieue parisienne, avec ses quartiers sensibles, sa jeunesse en souffrance, dans les rames de RER matin et soir.
Nicolas Bellanger avait rendez-vous avec Fabrice Blaizac, le commandant de gendarmerie en charge du dossier Mickaël Florès. Ce n’était que le début de journée, pourtant il n’était pas en forme. Les réunions avec le juge, les comptes à rendre au divisionnaire, les hommes à gérer, la paperasse à régler, le tout tenant tant bien que mal dans des journées de seulement vingt-quatre heures. Au fond de lui-même, il se dit que c’était bien trop pour un seul homme.
Il avait avalé, une heure plus tôt, un cachet de Guronsan, histoire de se donner un coup de fouet. Il n’avait jamais touché à ces saloperies auparavant mais il ne voyait pas d’autre solution pour tenir.
En outre, les « petits problèmes » freinant l’enquête s’accumulaient. Le service juridique du CHR exigeait une autorisation du juge avant de leur donner accès aux données du personnel. Résultats : ils allaient perdre une journée. Ce même juge ne pouvait pas appuyer la demande d’identité sur la greffée du cœur de Daniel Loiseau puisqu’elle n’était, jusqu’à preuve du contraire, impliquée dans aucune affaire criminelle. Le centre de bioéthique était très strict sur ce point et ne voulait rien lâcher. Secret médical, protection des patients avant tout, et bla et bla et bla.
Ils n’avaient donc aucun moyen de la retrouver.
Nicolas s’enfonça dans le bâtiment et mit quelques minutes avant de trouver le bon étage. Ici régnait un ordre méticuleux, militaire. Sans âme. Le capitaine de police préférait le bazar qui régnait dans leurs combles, au 36. Les dossiers posés de travers les uns sur les autres, les objets personnels de chacun qui s’accumulaient dans les bureaux ou les open spaces…
La quarantaine affirmée, les cheveux ras et l’air déterminé, Fabrice Blaizac l’attendait dans son cube de béton et de placo et le salua chaleureusement. Les guerres de clan entre gendarmes et policiers se dissipaient avec le temps, et désormais nombre de données, de fichiers informatiques étaient mutualisés pour accroître l’efficacité des services.
Après quelques mots de politesse, les deux hommes embrayèrent sur l’affaire.
Nicolas fit un résumé clair, net et précis des grandes lignes de l’enquête qui l’avaient mené jusqu’à Mickaël Florès, avec des documents et des photos à l’appui : son dossier sur des enlèvements de jeunes femmes, leur remontée jusqu’à Daniel Loiseau grâce aux empreintes d’une des cambrioleuses, la visite de Mickaël Florès au commissariat d’Argenteuil. Il savait qu’il devait lâcher des infos, montrer sa bonne foi, pour que Blaizac agisse de même en retour.
Le commandant de gendarmerie examina attentivement les documents, posa quelques questions. Il apprécia la franchise de Bellanger et livra à son tour les élements qu’il possédait. Les deux hommes parlaient évidemment sous le sceau du secret : rien ne filtrerait en dehors de leurs services respectifs.
Il sortit des photos d’un dossier et les poussa devant lui.
— Ce sont des clichés de la première scène de crime.
Nicolas exprima sa surprise.
— Première scène de crime ? Pourquoi première ?
— Parce que le père aussi a été assassiné. Vous n’étiez pas au courant ?
Le capitaine de police secoua la tête, interloqué.
— C’est la police judiciaire de Rennes qui se charge de l’autre dossier. On bosse en accord, on se partage les informations, même si ce n’est pas toujours simple. Le mieux eût été une enquête diligentée par un seul service, mais comme vous vous en doutez, personne ne veut lâcher.
Bellanger observa le cliché et s’arrêta sur le visage du cadavre de Mickaël Florès. Cheveux longs et barbe épaisse. Du sang séché au bord des lèvres. Un corps vidé de son jus dans sa chambre, attaché sur une chaise. Deux cavités béantes à la place des yeux.
— Parlons du fils, d’abord. Mickaël, Juan, José Florès. Né le 8 octobre 1970, à la maternité de l’hôpital public Lariboisière, Paris. Il avait quarante et un ans au moment de sa mort.
Il marqua un silence, tandis que Nicolas scrutait avec soin chaque cliché. Celui montrant les yeux posés sur le lit lui laissa un sale goût dans la bouche.
— J’ai là un extrait du rapport médico-légal extrêmement intéressant, je vous lis : « Présence de groupes et arrangements linéaires de larges lésions de 1 à 5 mm, couvertes par des croûtes rouge-marron, quelquefois entourées par des érythèmes de 1 à 2 mm de large, qui se répartissent en zones avec des bords irréguliers et indistincts sur les bras, les jambes et le sexe. »
Il referma la pochette.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Nicolas.
— Qu’il a été torturé aux chocs électriques. Le légiste pense à l’application d’électrodes en forme d’aiguille à tricoter et alimentées par une batterie. On a fait des recherches, et, vu les lésions, on a estimé qu’il s’agissait d’une technique de torture qui a été utilisée principalement pendant la dictature en Argentine.
— La Picana, fit Bellanger.
— Je vois que vous connaissez.
Nicolas était stupéfait. Il n’y connaissait pas grand-chose à l’histoire de l’Argentine mais avait entendu parler des horreurs qui s’étaient passées là-bas, durant la fin des années 70, début des années 80, avec la dictature militaire.
— On se demande encore pourquoi les yeux ont été sortis de leur orbite et posés sur le lit. Peut-être une façon de nous souhaiter la bienvenue ? En tout cas, il y a de la technique chirurgicale, là-derrière. Ça a été fait proprement, laissant les globes oculaires intacts. D’après le légiste, cela nécessite le doigté d’un spécialiste. Chirurgien, ophtalmologue… Bref, on n’a pas affaire au premier venu.